Les Voix du passé

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Les voix du passé est la traduction de Voices From The Past une nouvelle écrite par Tom Dowd comme prologue pour la campagne Harlequin’s Back, en 1993.

Harlequin était assis seul dans une pièce calme tout juste éclairée par les flammes d’un feu mourant. Son visage ne portait aucune peinture, et il portait une longue robe simple, tissée de fils or et pourpre. Le feu se reflétait en de brillantes étincelles lumineuses sur les fils de métal de la robe et sur les métaux incrustés en filigrane dans les murs. Harlequin ne s’en rendait même pas compte. Il avait trop bu et son ivresse était la seule chose qui l’intéressait.

Le liquide tournoyait dans son verre sous l’effet d’un délicat mouvement de poignet. Il observait la magie des couleurs se mélangeant et s’écoulant tandis que le liquide hésitait à se solidifier, uniquement maintenu à l’état liquide par l’énergie dégagée par la main en mouvement. Les couleurs changeaient du tout au tout lorsqu’il changeait la direction de son mouvement. La lumière des flammes dansait sur les bords en cristal du verre contenant la boisson.

Harlequin bu de petites gorgées et laissa la brûlante chaleur du liquide l’envahir. Il faillit en rire de plaisir, mais comme à chaque fois, l’arrière goût glacé le prit par surprise.

« Tu es tombé bien bas, » lui dit une voix éteinte depuis longtemps.

Harlequin se détourna lentement du feu et parcouru du regard la gigantesque pièce. Au centre se tenait une silhouette éclairée par les flammes vacillantes. Sa robe était noire, déchirée et tachée de la terre de milliers de routes. Des mains sombres et noueuses pendaient mollement aux extrémités des manches de la robe, mais aucun visage n’apparaissait sous le capuchon relevé. On ne pouvait discerner à cet endroit qu’une fumée tournoyant légèrement.

Harlequin souleva un sourcil, émit un vague grognement, et se retourna vers sa boisson, la portant à ses lèvres. « Oh, pitié, » marmonna-t-il.

« Tu ne peux pas m’ignorer, » dit la silhouette drapée.

Harlequin grogna à nouveau, laissant échapper quelques gouttes du liquide. « Je le peux si je le souhaite, » dit-il.

« Tu es ivre. »

Harlequin rit. « Et vous, Messire, êtes une piètre tentative de m’effrayer avec une image si commune quelle n’effraierait même pas un enfant. » Il plongea son regard dans les flammes. « Lewis Carroll doit se retourner dans sa tombe. »

« En effet, oui, » reconnue la silhouette. « Tu es ivre et troublé. Un vrai conte de Noël à la Charles Dickens. »

« Tu plonges ton esprit dans le brouillard pour ignorer la vérité. »

Harlequin se leva brusquement et lança le verre en direction de la silhouette en robe. Le projectile s’écrasa à ses pieds, explosant en de brillants fragments de cristal et répandant son liquide coloré. La silhouette resta immobile.

« Disparais, esprit pervers, » s’écria Harlequin. « Je ne t’ai pas invoqué dans ma maison et je t’en bannis. » Il lança ses mains vers la silhouette, écartant les doigts alors qu’il projetait une poudre. Une vague de pouvoir miroita brièvement.

La silhouette ne bougea pas. « Tu ne pourras pas, » dit il.

Une grimace déforma les traits d’Harlequin. « Je peux et je le fais ! » cria-t-il à nouveau, écartant les bras de son corps. « M’aela j-taarm querm talar! »

La pièce s’assombrit soudainement, et les poches de moisissure emprisonnées dans les bûches se consumant dans le dos d’Harlequin propulsèrent des jets d’étincelles dans la pièce. Elles retombèrent en fine pluie autour de lui sans qu’il leur prête attention, jusqu’à ce qu’un souffle glacé le frappe de plein fouet et renvoie le tout dans les braises. Il balaya de ses épaules les débris carbonisés.

La silhouette ne bougea pas. « Cela faisait longtemps que ces mots n’avaient pas été prononcés, Har’lea’quinn. Ce n’est pas la première fois que tu les utilises contre moi. » Un léger froissement anima la robe de la silhouette. « Et ils ne t’avaient pas aidé à cette occasion. »

Harlequin pâlit. « Non… » murmura-t-il, et trébuchant en direction de son fauteuil. « Tu es parti… oublié… »

« Oublié peut-être, mais jamais parti. Comment pourrions-nous vraiment partir un jour ? »

Harlequin se détourna, masquant son visage dans ses mains. « Tu es le passé. Tu n’as de place que dans le passé, » gémit-il. « Ce monde est disparu ».

« Peut-être, » répliqua la silhouette, « mais tant que tu t’en souviendras… »

« Oui. C’est là qu’est la solution, non ? » dit Harlequin, se relevant et laissant ses bras tomber le long de son corps. A nouveau, il fit face à la silhouette. « Dans mon esprit. Tu as raison quoi que tu sois. Je suis ivre, et c’est un état pitoyable pour quelqu’un comme moi. »

« Ainsi, je suis un fragment de ton imagination ? »

Harlequin haussa les épaules. « N’as-tu jamais été plus que cela ? »

La robe bougea comme si la silhouette riait, mais Harlequin ne perçut aucun son. « C’est à la limite du blasphème. Tu faisais preuve de plus de dévotion par le passé. »

« Jamais à ton égard. »

« Je t’ai bien trop compris. »

Harlequin fourra ses mains dans les poches de sa robe. « Ou l’inverse. »

La silhouette se pencha légèrement en avant. « Peut-être. La folie peut mener à la sagesse. »

Harlequin ricana. « Tu es le Maître du Sentier Corrompu. La seule sagesse que tu enseignes est l’évitement. »

« Et à présent je suis ici. »

« L’Alamestra, » dit Harlequin en pointant les globes colorés immobiles aux pieds de la silhouette, « n’est pas une douceur connue pour apporter la sagesse. »

« Et en ce qui me concerne ? »

« C’est à dire ? » répondit Harlequin.

« Si je suis une créature n’existant que dans ta tête, pourquoi suis-je ici ? »

Une fois de plus, Harlequin haussa les épaules. « Ça n’a aucune importance. Tes mots sont des mensonges et tes actes des tricheries. Tu inspires la trahison. Je me fous de savoir ce que tu fais là et je ne t’écouterai pas. »

« Donc, tu dis que tu m’as invoqué. »

« Je suis… J’étais ivre. »

« Je suis sans conséquence et je ne suis pas un problème, alors pourquoi ta conjuration n’a-t-elle pas fonctionné ? »

Harlequin le regarda fixement.

« Tu es dégrisé. Le brouillard s’est levé, mais je suis toujours là. »

« Tu es une gueule de bois incarnée, rien de plus. »

« La silhouette se déplaça à nouveau. « Tu te mens ».

« Non, » répliqua Harlequin, « c’est toi qui me mens. »

« C’est bien ce que je voulais dire. »

Harlequin se crispa. « C’est de la folie. Tu es une ombre d’un passé révolu invoquée par mon esprit alcoolisé dans le but de me contrarier. »

« Pourquoi moi ? »

« Je m’en fous » dit Harlequin, se retournant vers le feu presque éteint.

« Tu te mens. »

« Tu te répètes, esprit ennuyeux. »

La silhouette leva lentement un bras et pointa du doigt Harlequin. « Je suis la tromperie. Je suis la fourberie. Je suis la tricherie. Je suis la traîtrise. Je suis les passions qui poussent les hommes à mentir aux autres, et à eux-mêmes. »

Harlequin ce retourna et le regarda longuement, ses yeux s’élargissant petit à petit. « C’est exactement cela, » dit-il.

« Et c’est ce que tu fais maintenant. »

« Tes mots ne peuvent pas être cru, » dit Harlequin.

« Je ne suis pas des mots, Har’lea’quinn. Je suis une émotion, je suis une passion, je suis ce que tu ressens. »

Harlequin restait silencieux.

« Et tu les ressens, n’est-ce pas ? »

« Je ne ressens rien. »

« Tu peux presque sentir leur goût dans l’air. »

« Je ne sens aucun goût. »

« Sentir leur odeur dans le vent. »

« Il n’y a pas de vent. »

« Les entendre rire dans le silence, demandant leur dû. »

« Je n’entends que ta voix exaspérante. »

La silhouette laissa retomber son bras. « Tu te mens ».

Harlequin se rua vers la silhouette. « Je ne me mens pas ! » hurla-t-il, poings serrés et paumes humides. Il les agita devant la silhouette. « C’est trop tôt ! »

« Ils arrivent. »

Harlequin s’éloigna puis revint vers son adversaire. « C’est trop tôt ! Ils ne peuvent pas venir ! »

« Tu te mens. »

« C’est toi qui me mens ! »

« Comme je te l’ai déjà dit. »

Harlequin s’éloigna à nouveau et tituba jusqu’au feu. « C’est trop tôt… » murmura-t-il. « Rien ne se passe normalement… Je ne comprends pas… »

« Tu ne veux pas comprendre. Les humains jouent à des jeux qui les dépassent car personne ne leur a enseigné. »

Harlequin tituba jusqu’à la silhouette. « Parce que leur dire les arrêterait ? J’en doute. »

La silhouette se déplaça. « Les humains ont fait leur petite danse, Har’lea’quinn. Ils ont ébranlé ce monde, et les autres aussi. Maintenant, ils en payent le prix. »

Harlequin prit sa tête entre ses mains et la secoua. « Non… C’est trop tôt… »

« Tu seras encore en train de dire ça lorsqu’ils t’arracheront les doigts et s’en serviront pour te crever les yeux. Es-tu tombé si bas, Har’lea’quinn ? As-tu oublié l’horreur ? »

« Je ne peux pas… »

« Moi non plus. La silhouette posa son regard sur Harlequin. « J’en espérais plus de la part du dernier Chevalier de la Flèche Hurlante. »

Harlequin rendit son regard à la silhouette. « Les Iles du Nord ne sont plus. Poussière oubliée d’un monde oublié. »

« Comme ce le sera pour tout, Har’lea’quinn, comme ce le sera pour tout. »

« Que voudrais tu que je fasse ? » cria Harlequin

« Détruis le pont. »

Harlequin pâlit. « C’est impossible… Comment… »

« La voix de Thayla. »

Harlequin s’assit brusquement. « Non… »

« Tu sais où elle erre. Sa chanson brisera le pont et les repoussera loin du gouffre. Ça leur prendra longtemps pour le retrouver. »

Harlequin plongea son regard dans les ténèbres et acquiesça. « Oui… »

« Voyage léger. Certains vagabondent déjà dans les Mondes Inférieurs. Ce ne sera pas sans danger. Ils sentiront ton arrivée. »

Harlequin continua d’acquiescer. « Je comprends… »

La silhouette s’avança, passant Harlequin pour aller vers les braises mourantes du feu. « Dépêche toi, Celui Qui Rit ; ils ont de l’expérience dans la construction du pont. »

Harlequin ne répondit pas, le regard perdu dans les ténèbres, toujours acquiescant.

La silhouette secoua la tête et s’avança dans le feu. Des flammes vacillantes s’élevèrent, mais aucune chaleur ne vint réchauffer Harlequin. Finalement, il y prêta attention et vit son ombre grandir sur le mur, et se retourna. Il n’eut le temps de voir que des restes de vêtements enflammés tourbillonnant dans les volutes de chaleur du feu, à présent transformé en un véritable bûcher dont les flammes s’élevaient encore et toujours plus haut.

Il fixa le feu du regard. La grande porte ornée située à l’autre extrémité de la pièce s’ouvrit et Harlequin se leva rapidement. Une jeune femme entra, ses longs cheveux blancs tombant en cascades sur la toge en satin qu’elle maintenait d’une main contre son corps. L’autre main tenait un lourd pistolet chromé. « As-tu… » bafouilla-t-elle. « J’ai senti… »

Harlequin fit un vague signe de tête et marcha jusqu’à elle. Oui, tu as bien senti. Prépare toi ; il est temps de voir à quel point tu as appris.

Elle le dévisagea. Alors qu’il l’avait dépassait, il se retourna et revint en arrière.

« Les Mondes Inférieurs… » il fit une pause et sourit. « Pardonne moi cet anachronisme. Les métaplans vont résonner de sons de batailles et de chansons non chantées depuis longtemps. » Il s’éloigna en direction du hall et sorti de la pièce.

Elle le suivit précipitamment. « Je ne comprends pas… Que se passe-t-il ? »

« Plonge dans tes fichiers, ma chère Jane, et trouve nous quelques héros. »

Elle grogna ; « Okay, ça marche. »

Un large sourire éclaira le visage d’Harlequin. « Oui, les temps changent. » Il traversa le gigantesque hall et commença l’ascension de l’escalier. Elle s’arrêta au pied de celui-ci et se mit à hurler. « Merde à la fin ! Vas-tu me dire ce qui se passe ? »

« Pourquoi ma chère, » dit il en s’éloignant, « Harlequin est de retour. N’avais-tu pas compris ? »

L’auteur lui-même a plusieurs fois précisé que la vision d’Harlequin pouvait très bien provenir de l’alcool, comme elle pouvait être réelle. Néanmoins la plupart des joueurs considèrent que la vision est celle d’une Passion, en l’occurrence Vestrial, qu’Harlequin a autrefois suivi. On voit donc que les Passions du 4e âge sont toujours présentes bien qu’oubliées, nettement moins puissantes mais toujours actives. Elles prennent la forme d’un esprit (ou sont un), puisque visiblement Harlequin essaie de la bannir.

Commentaire rédigé par Jérémie Bouillon