Indian Trip

Cette nouvelle a gagné le concours Shadowrun.fr de Noël 2006 ; à la troisième place.


Le Red Arrow est un club tendance, mais surtout tendance Peau-rouge. Le Visage-pâle ici n’est pas le bienvenu, s’il ne fait pas un effort de présentation, d’adaptation. Croyez-moi, y a aussi bien des poseurs indiens ork qu’elfe. Y a toujours des gens pour désirer être autre chose qu’eux-mêmes. Moi, c’est le genre de domaine qui a fait ma réputation.

Pour me rendre au rendez-vous, j’avais adopté mon look gentille squaw, avec des fringues en faux daim garanties respect de l’environnement, hors de prix, et de longues nattes type collégienne d’une BTL pour maniaque. Autant vous dire que le videur à l’entrée, pardon, le Guerrier, ne m’a fait aucun souci même si je n’étais pas une habituée. J’avais chargé mon commlink avec une de mes fausses identités de base, une étudiante aux parents créchant dans les beaux quartiers. C’est souvent suffisant pour faire s’évanouir le moindre soupçon.

Dans la salle, le cadre ethnique et la musique techno tribale – autant vous le dire tout de suite – ce n’était pas vraiment mon truc. Mais s’il y a bien une chose que je sais faire, c’est tout de suite adorer ce que je n’aime pas, me glisser dans le décor. Derrière mes lunettes Glam’s 207°, je refusais plusieurs invitations. Mon commlink gérait cela automatiquement, j’étais sur le mode « chasse gardée ». Tous les types qui me branchaient se voyaient répondre que je venais retrouver mon mec, et avec ça je leur joignais la photo d’une vraie brute. En moins d’une seconde, les gars retrouvaient une vraie passion pour leur verre d’eau de feu.

Comme arrière-garde, planqué dans son van au coin de la rue, j’avais embauché Igor Stakov. Même si Lune d’Automne était fiable, son contact pouvait être un vrai tordu. Stakov avait assez d’artillerie sur lui pour rayer le club de la ville. Je savais qu’il viendrait me chercher avec bonheur à la moindre alerte : Igor détestait les Peaux-rouges. En fait, il n’y avait pas grand monde qu’il aimait bien.

Je me dirigeai vers le fond du bar, jusqu’à la salle « pow-wow », réservée aux réunions discrètes… ou plus charnelles. J’avais entendu dire que le Red Arrow faisait parfois dans le club de rencontre. Les rumeurs, ce n’était pas cela qui manquait.

Je frappai et souris à la caméra dans l’angle. La porte s’ouvrit sur un vrai Guerrier des plaines, un authentique celui-là. Rien qu’à le regarder, on imaginait ses ancêtres enlever des filles blanches sur leurs chevaux, en tirant des coups de fusil en l’air. D’un signe de tête, il me fit entrer, non sans un regard méprisant vers la salle où se déhanchaient ses pseudo-frères. Puis il ferma la porte.

« Bonsoir, vous êtes à l’heure, j’apprécie. »

Le type était à genoux, à même le sol, vêtu aussi sobrement que son garde du corps. Ils s’étaient habillés tous les deux pour faire « ville ». Blouson de cuir, veste en cuir, gris-gris attachés ici et là, cheveux en catogan. Cela ne leur allait pas du tout. Leur attitude trahissait leur répugnance à l’univers urbain.

« Bonsoir, mon amie m’a dit que vous étiez pressé… et généreux. »

Pressés, ils le sont toujours. Pour ce qui est du fric, c’est une autre affaire.

D’un geste, il me pria de m’asseoir, son Guerrier restant debout, derrière moi. La pièce était décorée de fausses peaux de bison, du sol au plafond. Je m’installai comme l’Indien. Il n’eut pas un regard pour mes cuisses nues.

« C’est exact. J’ai besoin de quelqu’un pour m’aider à ramener une personne égarée dans sa tribu ; une noble tâche, n’est-ce pas ? »

Je l’observai plus en détail. Il était jeune, la trentaine peut-être. Son regard sombre, sa chevelure d’un noir profond, à laquelle il avait noué divers colifichets… hum, il était pas mal pour qui voulait un trip garanti NAO. Sa façon de parler, ses expressions lui donnaient un air de sage, peut-être même de chaman. Il n’en avait pas pour autant négligé de cultiver son physique. Je souris, à mettre un troll hors de lui. Les négociations allaient commencer.


« Bon, voilà, tout le monde a compris ce qu’il avait à faire ? »

C’était là une question de pure forme, je ne travaillais jamais avec des toquards. Dans la rue, si tu ne piges pas du premier coup, tu n’as pas de seconde chance.

Greta, dans son vieil imper marqué d’impacts de balle, ses longs cheveux blonds coiffés avec une fourche, était affalée sur le divan miteux. Elle avait cet air absent qu’ont souvent les technomanciennes. Comme si la compagnie des êtres de chair pouvait la lasser. Des fois, je me demandais même si elle ne préférait pas plutôt discuter avec mon micro-four qu’avec moi. Je ne l’avais pas fait venir pour le rendez-vous. Je connaissais bien Lune d’Automne, c’était une de mes rares ex avec qui je m’entendais encore : les Braves qu’elle connaissait ne se fiaient pas beaucoup à leur commlink. En le piratant, il n’y aurait rien eu à en tirer.

Igor était debout, aussi raide que ses cheveux rouges sur son crâne, deux doigts écartant le store, surveillant l’extérieur. Les lumières des néons publicitaires se reflétaient sur son visage impassible, aux yeux de mercure. Un samouraï des rues ne connaissait jamais le repos. Les plaques de blindage de sa veste l’épaississaient encore plus. À côté de lui, j’avais l’air d’un moineau. C’était exactement pour ça que je l’appréciais : si les choses tournaient mal, Igor attirait le feu de l’ennemi sur lui. Le pire, c’est que je crois qu’il aimait ça. Au bout de son bras droit pendait son pistolet mitrailleur, un Uzi IV.

« Y a de la racaille d’elfe ce soir… »

Il siffla sa haine entre les dents. Notre planque, que j’avais pompeusement appelée notre Siège Social – les apparences, c’est primordial – n’était pas dans un des quartiers les plus reluisants. Mais si moi je pouvais aller où je voulais, il n’en était pas de même pour mes partenaires : ils ne faisaient pas beaucoup d’effort pour cela. Je regrettai que notre quatrième larron ne soit pas disponible ce soir : un peu de magie, c’était toujours un plus. Mais le chrono tournait et d’après l’Indien, il ne fallait pas s’attendre à une opposition de ce type. Bon, je sais, il ne faut pas se fier à son Johnson, même si c’est un Peau-rouge. Mais vous n’avez jamais été pressé ?

« Faut que tu rachètes des bières, y en a plus. »

Finalement, c’était avec le frigo que Greta s’entendait le mieux.


« Surtout, n’hésitez pas à aller faire un tour à notre nouvelle boutique Kado ! »

Cette nouvelle galerie commerciale se distinguait par le charme rétro de ses verrières, de ses arcades et de ses annonces par haut-parleurs. On se serait cru dans un grand magasin du XIXe siècle. Du moins, c’était ce que précisaient les promoteurs. L’architecture d’un bâtiment ne m’intéressait que pour deux choses : comment entrer, comment sortir. Les commerçants qui avaient ouvert boutique ici misaient d’ailleurs sur une politique marketing tout ce qu’il y avait de plus actuelle. Mon commlink ne cessait de filtrait leurs offres multiples.

« Tu veux que je t’en débarrasse ? »

Assise à la terrasse d’un Starbuck Coffee, je regardai négligemment la foule venue dépenser sans compter. C’était là le piège de ce type de galerie. Si vous cédiez à toutes les propositions qui affluaient sur votre commlink, votre crédit était dans le rouge avant même d’avoir franchi le seuil de la moindre boutique. Mais ici on faisait dans le luxe, ceux qui venaient faire leur shopping bossaient pour des corpos de catégorie AA, ou mieux.

Je ne répondis pas à Greta. Elle avait le plus grand mal à maintenir un silence radio. Sa tâche était claire. Elle connaissait le commlink de la fille à exfiltrer. Dès qu’elle la repérait, elle me l’indiquait et me précisait à quoi elle ressemblait. Mon Indien savait qu’aujourd’hui c’était son jour de sortie, et qu’elle irait dans cette nouvelle galerie. Agir en pleine zone publique, c’était un boulot extrêmement sensible, surtout avec aussi peu de temps devant soi. J’avais exigée d’être extrêmement bien payée. Nous avions reçu dix mille d’avance. La même somme, pour chacun, nous attendait au retour. La fille désirait être exfiltrée, cela nous faciliterait la tâche.

L’enseigne Starbuck savait admirablement bien se placer. J’étais au carrefour. Il n’y avait pas de niveau souterrain, du moins pas pour les clients, et un seul étage. Des passerelles de verre coloré permettaient d’évoluer entre les deux niveaux.

Igor, comme à son habitude, était en couverture. Il avait fallu trouver une astuce et un peu de technomancie pour le faire entrer sans donner l’alerte, mais c’était chose faite. La paye l’avait stimulé à prendre ce risque. Si la Lone Star déboulait en cas de problème, Igor serait un argument de poids : jamais les flics n’oseraient une action musclée avec un dingue pareil au milieu de la foule.

« Elle arrive. Une rousse incendiaire, vêtue comme une allumeuse, tu ne pourras pas la manquer. Ah, elle est branchée avec ses gardes du corps. Ils sont trois. Un en avant, un à côté d’elle, l’autre en retrait. D’après leurs déplacements, le premier gars arrivera vers toi dans quarante-sept secondes. Je t’envoie un signal à son approche. »

Pour l’instant, nous n’avions pas de mauvaise surprise d’après les infos fournies. Depuis le van d’Igor, Greta avait pu repérer sa cible grâce à toute la magnifique installation de la galerie commerciale. La technomancienne avait grimacé quand elle avait testé le système :

« Un vrai fouillis là-dedans, ils se sont dépêchés d’ouvrir à temps, tout n’est pas encore rôdé et chaque magasin a apporté sa touche personnelle. Le responsable de la sécurité matricielle a dû en bouffer son commlink. »

J’avais craint un instant que ça mettrait notre plan à l’eau, mais Greta s’était contentée de sourire :

« J’aime quand ça bourdonne. »

Un type sur mes Glam’s 207° se retrouva tout nu avec un caleçon rose : c’était le premier garde du corps. Puis sa « vraie » image réapparut. On l’aurait pris pour n’importe quel cadre s’offrant une petite récréation entre deux rendez-vous, avec son costume cravate noir et ses lunettes noires. Pas mauvais le type. Il n’avait pas l’air armé. C’était l’éclaireur, c’était lui qui disait si tout allait bien. Il n’avait pas besoin de gros matériel.

Il se dirigea vers moi. Je me tendis légèrement. Mon commlink était toujours en mode « chasse gardée ». Il dut recevoir la réponse et obliqua aussitôt vers une table vide. C’était un pro. Attendre le passage de sa patronne en draguant une nana, personne ne se doutera qu’il protège quelqu’un : il devait avoir suffisamment de puces dans la tête pour faire plusieurs choses à la fois. Intérieurement, j’étais presque flattée de son choix. J’avais opté pour un look golden girl, mon trois pièces couleur crème, mes cheveux tirés en arrière avec un chignon, des talons aiguilles. Je savais que ça plaisait beaucoup aux cadres. S’imaginait-il qu’il baiserait sa boss en couchant avec moi ?

La rousse se montra dans mon champ de vision. Greta m’identifia son second garde du corps, beaucoup plus costaud, en me le déshabillant comme l’autre. Le chippendale avait le même look que son coéquipier, mais il portait une mallette. Il s’agissait certainement d’une protection pare-balle dépliable. Il marchait au côté de la fille, en tailleur et en talons aiguilles pourpres. C’était une vraie petite bombe. Ce travail allait être un plaisir.

Je réglai à distance ma consommation et supprimai ma programmation « chasse gardée », en poussant un gros soupir, comme si mon rendez-vous venait de s’annuler.

« C’est bon, je lui ai envoyé le message. La diversion arrive. »

Greta venait d’expédier le code donné par l’Indien, sous le couvert d’une pub. C’était maintenant que l’on verrait si tout allait foirer. Je me dirigeai vers la boutique de fringue de grand luxe, « Trendy Kitty ». Les prix y étaient si élevés que même en ce jour d’affluence, la plupart des gens n’y entreraient pas.

« Bonjour Mademoiselle ! »

On m’accueillit en français, pour faire chic et désuet, très dix-neuvième siècle. La vendeuse, me souriait et me conduisit immédiatement à une cabine d’essayage : mon commlink lui avait déjà communiqué mes goûts. Elle n’avait plus qu’à exécuter.

Je tirai le rideau.

« Elle est entrée. Son gros toutou à mallette reste dans le hall du “ boudoir ”, comme ils appellent la salle d’attente pour les messieurs, ici. Le petit gorille éclaireur est toujours au café. Le troisième arrive. Je te le montre. »

Greta m’épargna ses facéties : c’était un ork à l’étroit dans son costume. Logique, lui, c’était le soutien en cas de problème, le dernier recours. La vendeuse vint me voir avec soutien gorge et string. J’avais choisi des sous-vêtements pour avoir la paix. Sauf requête de ma part, la vendeuse ne resterait pas avec la cliente pour lui dire si cela lui allait ou pas. La rousse devait choisir dans le même genre. J’entendis une vendeuse accueillir une femme à la voix chaude. Un coup d’œil en écartant le rideau me confirma l’arrivée de ma cliente à moi.

« Tu vas rire chérie, y a des caméras dans chaque cabine. La fille est dans la deuxième sur ta droite en sortant. »

J’avais toujours nourri une certaine méfiance envers les gérants de boutique de lingerie. Je devais attendre la diversion. Je l’entendis sans peine :

« Comment ça, j’ai pas le droit d’entrer ? C’est parce que je suis une ork, c’est ça ! »

On avait engagée une pauvresse sans le sou, qui pour deux cents nuyens devait faire l’esclandre. On l’avait contactée par blog, elle avait accepté le pari et sous réserve qu’on filmerait son exploit. Il y avait toujours plein de gogos sur la toile, prêts à rendre service.

Je sortis de ma cabine, toujours habillée, et tirant le rideau, entrai dans celle de la fille. Elle recula, surprise. Mais elle non plus n’avait pas touché à sa petite culotte. D’ailleurs, le mot microculotte eut mieux convenu.

« Je porte le vent de l’espoir, suivez-moi sans rien dire ! »

La fille cligna des yeux, comme si elle ne réalisait pas ce qui lui arrivait. J’avais donné le mot de passe convenu entre elle et mon Indien. J’avais mis tout ce que je pouvais pour dégager de la confiance : convaincre se jouait souvent à la première impression.

Elle acquiesça d’un signe de tête ; une fille intelligente.

La prenant par la main, je la fis sortir de la cabine d’essayage. Mon cœur commença à s’emballer : c’était l’étape critique. Le contact avait été établi, maintenant il allait falloir assurer. Je n’eus pas un regard vers l’ork surexcitée qui me gagnait de précieuses secondes.

Il fallait rejoindre le fond de la boutique. J’avais étudié les plans fournis par Greta. Je poussai la porte de service. Aucune alarme ne se déclencha : chaque fringue avait sa puce RFID contenant les caractéristiques de l’article et notamment son anti-vol. Si j’avais embarqué le moindre slip, les sirènes auraient hurlé. Là, nada.

Une elfe, plutôt petite, rangeait les cartons dans la réserve. Elle nous regarda passer, éberluée.

Je n’avais pas de nouvelles de Greta. Mon pouls s’accéléra. La technomancienne aurait dû m’envoyer à ce moment-là le plan sur mon commlink. Mais mes lunettes Glam’s 207° n’affichaient rien. Comme à mon habitude, j’avais mémorisé les lieux. On prit à gauche, les escaliers étaient bien là. L’ascenseur aussi. Je l’appelai.

Il y avait un problème : Greta aurait dû le bloquer à ce niveau. Je conservai mon calme, il ne fallait pas inquiéter la fille. Celle-ci remit machinalement sa chevelure en ordre, comme si elle avait un rendez-vous avec le grand patron de sa corpo.

Je commençai à suer. Igor était ma couverture habituelle. Mais il était au sous-sol.

Les portes s’ouvrirent. Je m’engouffrai et écrasai le bouton de commande.

La fille ne bronchait toujours pas. Elle regardait ses ongles. J’étais certaine qu’elle se servait des trucs anti-stress pour se préparer à un entretien d’embauche. Sa respiration était maîtrisée.

La descente me parut interminable.

Les portes nous libérèrent.

« Y a un problème, siffla Igor entre ses dents. »

Dans sa tenue de plombier on aurait dit un acteur de porno qui s’était trompé de studio d’enregistrement. Je n’eus pas le temps de répondre. La porte des escaliers s’ouvrit à la volée.

Je ne me ferais jamais aux mecs câblés.

Igor lâcha sa caisse à outils et se rua sur le garde du corps de la jeune femme. Ce type devait avoir de sacrés réflexes pour nous avoir rattrapées aussi vite. Mais il n’était pas aussi bon que ceux d’Igor. Ses lames jaillirent de ses poignets. Tuer ne posait aucun problème moral au samouraï des rues.

Avant que je ne commence à penser, tout était fini. Igor bloqua le bras cybernétique du gars, une détonation retentit : arme intégrée. Le samouraï enfonça à plusieurs reprises la lame de son poing droit dans le ventre du garde, ignorant la protection balistique.

J’entraînai la fille en lui prenant la main :

« Courez ! »

Il fallait rejoindre le van. Igor était assez grand pour s’en sortir tout seul. C’était son boulot. J’aurais dû commencer à me méfier : la fille avait vu son ancien protecteur se faire larder comme de la viande à hamburger sans broncher.

Nos talons résonnaient sur le béton nu. Le sous-sol de la galerie commerciale servait pour les livraisons, la maintenance. Le bruit de notre course résonnait sous l’éclairage des néons froids.

Un troll chargé comme un mulet tourna la tête dans notre direction.

« – Tu approches chérie !

– Greta ! »

Des appels de phare : le van était là, déguisé sommairement en camionnette de plombier.

Je conservais mon souffle, tirant la fille derrière moi.

« – Ils la suivaient avec un type de chez eux via la matrice, on peut dire qu’il la couvait. On s’est expliqué. Seulement, je crois qu’il a eu le temps de donner l’alarme.

– Alors les filles, on papote ? »

Igor m’avait rejointe en un éclair, courant à côté de moi, sa caisse à outils à la main. Il avait sa salopette tâchée de sang et peut-être même de lubrifiant.

Il nous dépassa, ouvrit la porte coulissante, posant sa caisse à terre, il en sortit son Uzi IV. J’aidai la fille à monter dans le van. Greta mit le moteur en route. Je jetai un coup d’œil derrière moi avant de monter.

Une erreur de débutante.

Le stress.

Le petit garde du corps déboulait, se planquant de pilier en pilier, un flingue en main. Derrière lui, la mallette de protection dépliée, le gros ork avançait à découvert, un pistolet lourd avec viseur laser.

Igor, arme à la hanche, fit feu sans prendre le temps de viser, en apparence. Toute sa câblerie devait lui indiquer exactement où faire mouche. Des impacts résonnèrent sur les plaques de la protection de l’ork, mais il roula à terre. Son collègue fit feu, depuis son couvert.

Elle me poussa violemment dans le dos. Je tendis mes bras en avant, mais je m’écorchais en tombant sur le béton.

« Ça va ? me demanda Igor, sans desserrer les dents. »

Il devait croire que j’étais touchée. Les pneus du van crissèrent tant le démarrage fut rapide.

Le samouraï comprit que la situation dérapait. Cela suffit pour le distraire.

À la même hauteur que l’ork, je vis celui-ci mettre Igor en joue et tirer. J’aurais voulu agir. J’aurais voulu. Mais une fois de plus je restai sans rien faire. Stakov encaissa la première bastos. Il tituba et reporta son attention sur ses adversaires. Il arrosa la zone, mais le petit et l’ork avaient l’habitude de travailler ensemble. Complètement à découvert, le samouraï des rues fut pris sous un feu croisé.

Je roulais de côté, je ne voulais pas voir ça.

Le van pila net.

« Aboule chérie, vite ! »

Je me levai et fonçai. Derrière moi, Igor hurlait. Je ne savais pas si c’était de douleur ou de pur plaisir. Mais il faisait toujours feu. Au bruit, je savais que c’était son Ares Predator.

Mon Igor.

Une balle me frôla. Une autre. Puis je bondis dans le véhicule, perdant un talon dans le mouvement.

La fille gisait, deux fléchettes de narcojet en pleine joue. Elle n’était pas prête de se réveiller Au volant, Greta ne me paraissait pas en forme, son nez saignait.

Je dis une phrase que je n’aurais jamais cru entendre dans ma bouche :

« Retourne chercher Igor ! »

Au ton de ma voix, Greta comprit que ce n’était pas négociable. Elle enclencha une marche arrière de folie. Elle le disait elle-même : si elle ne s’était pas transformée en technomancienne suite au Crash, elle serait devenue rigger.

Dans la fumée de la gomme brûlée, elle se cala juste derrière le samouraï des rues. La chair et le métal apparaissaient en différents endroits de son corps.

Il pivota et bondit à son tour.

Les gardes cessèrent leur feu. Manque de munitions ? Contre ordre ? Je ne le saurai jamais. Je reçus la carcasse d’Igor sur moi. Il puait le sang et la poudre.

« Roule Gretie ! Roule ! »

Je frôlai l’hystérie.

Le van bougeait dans tous les sens. Je repoussai Igor sur le côté, il souriait. Évitant de justesse d’être éjectée du véhicule, je refermai la portière. Puis, farfouillant dans mon unique poche, je sortis mon trauma patch et le collai sur la carotide de Stakov. J’avais prévu cette rustine au cas où la fille prendrait un j’ton.

On remontait la pente et la lumière du soleil inonda le pare-brise.

Des klaxons protestèrent. Je fus projetée contre la paroi.

« Désolée. «

Ne pouvant rien faire de plus pour Igor, je me mis à califourchon sur la fille pour l’inspecter. Elle vivait. Je commençai à la déshabiller. Il fallait évacuer tout traceur RFID ou toute saloperie magique qui nous compliquerait la vie. Je fis un vrai carnage avec des fringues qui avaient dû coûter un an de salaire d’un pauvre type.

« – Tu penseras à te la faire un autre jour, y a son chauffeur qui nous suit.

– C’est toujours avec la roue de secours ?

– Toujours. »

À quatre pattes, je saisis le chapelet de grenades fumigènes. Puis j’ouvris la portière de nouveau et balançai le tout, faisant subir le même sort à tout ce que portait notre victime, excepté son commlink. Greta referma la porte depuis son poste de pilote.

Il y eut un bruit de tôle froissée derrière nous et Greta prit rapidement une rue perpendiculaire. Faisant un peu de gymnastique entre les sièges je me mis à côté d’elle. Elle brancha l’autopilote.

« – À ton tour chérie, je vais m’occuper de son commlink.

– Ça roule ma poule ! »

Je le fis avec l’accent d’une vieille série 2D assez minable. La Lone Star allait nous tomber dessus, surtout dans ces quartiers chics. Je visualisai le plan routier : Greta nous avait pas mal éloignés de la zone mais on était encore dans le rouge. Il fallait quitter le van. Dès qu’elle en aurait fini avec le commlink.

J’avisai une station de lavage et m’engouffrai, grillant la politesse à un type, me garant pile devant le portique aux rouleaux savonneux. J’avais une idée. Je branchai vite le profil de mon commlink : « grosse cochonne ».

Furieux, le gars claqua sa portière et vint me voir en roulant des mécaniques.

J’ôtai en urgence ma veste, exhibant le plus de sein possible. Baissant la vitre, je lui souris. Dans le rétro, je pus voir l’effet que ça lui fit : son commlink captait le message salace du mien. En streetwear alors qu’il roulait dans une grosse caisse, ce mec n’était pas du tout mon genre. Mais sa voiture me plaisait bien. Avant même qu’il ait pu dire un mot, j’attaquai :

« Alors mon chou, ça te tente, une petite expérience… »

Passant ma langue sur mes lèvres, j’ouvris automatiquement la portière du passager. Les vitres fumées du van l’empêchaient de voir le bordel indescriptible que c’était à l’intérieur.

Le type jeta un œil à droite à gauche, sautillant sur ses pieds comme un gosse : il ne croyait pas à la chance qu’il avait.

« J’ai été très vilaine, il faut que je m’excuse… »

Je suçotais mon doigt comme une gamine toute penaude. Je fis mouche. Il passa devant le van. Je saisis discrètement le Raecor Sting de Greta traînant sur le tableau de bord. Le pigeon monta précipitamment, en faisant gonfler ses faux muscles implantés. Je lui balançai deux fléchettes. Il s’affala. Perdue dans son boulot, Greta n’avait rien remarqué. Elle fut pour le moins surprise :

« – Putain, c’est quoi ce bordel !

– Ne t’inquiète pas, j’ai la situation bien en main. »

Je fouillai ma victime : voilà, j’avais tout pour être la nouvelle propriétaire de sa voiture. Je sortis précipitamment, montai à bord et vint me garer juste à côté de la porte coulissante. Un gars me relooka pendant qu’il entrait dans le tunnel de lavage. J’entendais les sirènes de la Lone Star.

Greta avait compris. Ouvrant les portières, on se dépêcha de faire passer la fille sur un siège arrière. Elle n’avait toujours pas repris connaissance. Plus difficilement, et plus salissant, on transféra Igor.

Cela faisait trop longtemps qu’on était là.

« Greta, occupe toi des caméras. »

Sans ronchonner, elle s’assit lourdement à la place du mort et se remit au boulot.

Je choisis un programme avec mon commlink, puis je montai dans le van, laissant toutes les vitres ouvertes et la portière coulissante. Je branchai l’autopilote et descendis. C’était parti pour un lavage. Le mec et l’intérieur du van allaient prendre un bon bain moussant.

Je rejoignis la voiture et on sortit calmement, comme si de rien n’était. Greta était livide.

« Merde ! »

Je lâchai un juron. La Lone Star rappliquait. Mais la voiture des flics nous dépassa. Gretie émergea, la voix fatiguée :

« C’est bon, y a plus la trace de nous à cette station, roule. »

Je ne me le fis pas dire deux fois.


Magic Dice fit du bon boulot. Igor avait tenu le coup et notre mage lui avait évité de très gros frais d’hôpitaux. Réunis dans notre Siège Social, nous tenions un conseil de guerre.

« Bordel, vous n’auriez pas dû effectuer cette run sans moi ! »

Magic était un petit gars, si petit qu’on le prenait souvent pour un nain. Son crâne rasé était tatoué de dés représentant les six faces possibles. Il aimait s’habiller de fringues bleues électriques. En somme, c’était notre mage. Igor récupérait tranquillement.

« Tu n’as qu’à être là quand il faut. D’ailleurs, on s’en est très bien tiré sans toi. »

Magic fit la moue. Quelque chose avait changé chez lui. Une fois qu’il était vraiment claqué, il m’avait parlé de ce qu’il faisait entre les runs : une histoire d’initiation. J’avais noté l’info dans ma mémoire. Or là, je constatai que notre petit Magic n’était pas aussi fatigué que la dernière fois où il avait remis Igor sur pied. Je devais veiller à conserver mon rôle de leader. Qu’il ait lu dans mes pensées ou non, Magic s’arrêta là et revint à des choses plus urgentes :

« Bon, et la fille, qui c’est ? »

Je regardais Greta. Elle s’était dépensée sans compter, mais elle souriait légèrement. Ce genre de run ne lui déplaisait pas, loin de là. Nous n’avions pas du tout le même caractère et pourtant… Je devais rester professionnelle :

« Notre Peau-rouge n’a pas dit de ne pas toucher au commlink de la fille. Qu’as-tu trouvé ? Sais-tu pourquoi elle a voulu nous doubler ? »

Greta ricana :

« Cette salope a voulu me forcer sous l’effet d’un sort, mais j’ai la tête dure, Magic en sait quelque chose. Quant à ce qu’il y avait dans son commlink et bien… »

Magic dice l’interrompit :

« Attends, tu veux dire que la fille que vous bourrez de narcojet depuis plusieurs heures est une magicienne ? »

Pour une fois, j’étais d’accord avec lui :

« – Merde Greta, t’aurais pu me le dire plus tôt…

– On s’en fout puisqu’elle dort…

– Attendez ! »

Le ton du mage était sans appel. La magie, c’était son domaine. Un bon leader devait savoir déléguer. Je le laissai faire. Il s’assit sur une chaise en face du divan où dormait la belle au bois dormant, nue sous sa couverture.

Magic dice partit dans l’espace astral. Je foudroyais Greta du regard :

« Des fois, je me demande à quoi tu penses ! »

J’exagérais bien sûr. Elle avait eut pas mal de travail, à surveiller, effacer ses traces et les miennes, éjecter le hacker des corpos, j’en passe et des meilleures. Elle haussa les épaules.

Magic revint parmi nous, livide :

« Ben les filles, on n’est pas dans la merde… »

Je pris une longue inspiration. Je connaissais un Indien qui allait nous devoir pas mal d’explications et un beau paquet de nuyens.

Si on survivait.