Passé simple

Mémé Théière était assise dans son fauteuil style renaissance de velours bordeaux. Elle était calme et sereine. Elle habitait dans un vieil appartement de Puyallup City et devait sa tranquillité au respect que cette vieille femme française inspirait à Don Gianelli. Mémé Théière était dans sa quatre vingt neuvième année, âge des plus respectables pour une Norm.

Les enfants du quartier avaient surnommé ainsi cette vieille institutrice à lunettes car elle se faisait toujours un plaisir de leur offrir une bonne tasse d’infusions diverses et variées. Elle avait bien un nom et un prénom, mais l’âge et l’amertume lui en avaient depuis longtemps effacé le souvenir.

Tout ce qu’on savait d’elle dans le voisinage se résumait à bien peu d’informations. Elle était française, ceci était certain, et son accent la trahissait quand elle parlait. Elle avait été enseignante par le passé et avait dû migrer aux UCAS dans ses dernières années pour cause d’exil politique. Elle aurait été l’instigatrice d’un mouvement de révolte que les autorités n’avaient pas pu accepter et se serait vu remettre une invitation à quitter le territoire pour ne jamais y remettre les pieds. Elle aurait été recueillie par la Mafia et aurait été installée à Puyallup City par Don Gianelli lui-même.

Mémé Théière avait été une belle femme, petite mais fine et athlétique. Elle prenait le thé tranquillement dans son fauteuil de velours bordeaux en regardant des photographies. Elle ne reconnaissait pas la plupart des personnes qu’elle y voyait, mais elle souriait en tentant de se remémorer des bribes de son histoire personnelle quand le visage d’une personne lui fit ressentir une émotion. C’était un homme, brun, assez bien bâti, assez grand, portant un costume de cashmere gris, une chemise rose pale et une cravate rose. Il portait un autre homme, aidé d’une femme blonde splendide, vêtue d’une robe de soirée rose-orangée, que la lumière du soleil prenait un malin plaisir à éclairer de toute sa beauté. Mémé Théière n’arrivait pas à remettre un nom sur ce visage étrange, mais des larmes se mirent à couler sur ses deux vieilles joues ridées. Elle passa à la photo suivante.


Bird nettoyait sa Ford Americar. Il aimait cette caisse, plus que tout au monde. Il n’avait plus qu’elle, d’ailleurs, depuis que sa femme l’avait quitté suite à la restructuration des effectifs de Lone Star. Bird avait été révoqué suite à une échauffourée avec les Cutters qui avait mal tourné. Saloperie de gangers ! Il s’appelait Lieutenant Bryan Duff à l’époque, maintenant, il courait les Ombres sous le sobriquet de Bird.

Il était rigger, interfacé aux véhicules, il s’y connaissait pas mal en mécanique et électronique, et il avait essayé d’ouvrir un garage après son licenciement. Mais les affaires avaient bien mal fonctionné depuis qu’il avait refusé de céder à la menace de Shiro. Il n’aurait pas du insulter un Oyabun, mais il n’avait pas pu obéir au Yakuza. Maintenant, il se planquait à Redmond, dans un squat assez grand pour lui, sa voiture et son Ares Predator.

Son récepteur de poche sonna. Bird arrêta un instant de nettoyer l’amour de sa vie pour jeter un œil sur le petit appareil. « RDV ce soir 22h. Aces. » Il fit la moue un instant, puis regarda sa montre. Il était quatorze heures. Il continua de faire briller son Americar, puis passa quelques heures à reconfigurer sa console de contrôle de véhicule. Il se vêtit de son plus beau gilet pare-balles et vérifia son arme trois fois. Il partit à pieds au rendez-vous.

Quelques instants plus tard, il put apercevoir la façade délabrée de ce que les autochtones appelaient un nightclub. Un puits d’écume plutôt. L’Aces n’était pas un club vraiment réputé pour la qualité de ses services, mais plutôt pour être le repaire d’une bande d’orques et de trolls antisociaux qui ne venaient là que pour se divertir à casser la clientèle non habituée. Curieux endroit pour un rendez-vous. Bird poussa la grande porte rouillée pour se retrouver dans une pièce sombre aux relents de fumée acre de cigarettes et autres drogues fumables. L’endroit empestait et il dut retenir un haut-le-cœur. La moitié des vitres donnant sur les Barrens étaient .parcourues de petites lézardes et la peinture fade des murs était écaillée. Le pire était certainement le son du troll trash métal beaucoup trop fort pour être supporté longtemps par des tympans peu entraînés.

Un orque très laid et très musclé se dirigea vers lui immédiatement. Bird reconnut les couleurs d’un gang local dénommé les Crimson Crush et essaya en premier lieu de feindre l’avoir vu pour pouvoir l’éviter et ne pas trop attirer l’attention. Peine perdue, l’orque lui décocha un violent direct en direction du visage, ce qui sembla amuser ses amis accoudés au bar en train de boire un des fabuleux breuvages du club, ce genre de boisson qui fait passer l’expression tord-boyau pour un doux euphémisme. Bird esquiva grâce à ses réflexes câblés ce qui eut pour effet d’énerver son agresseur qui saisit un banc pour lui abattre sur la tête. Bird savait que sa seule chance de survie aurait été d’abattre le type, mais quelle aurait alors été la réaction de ses comparses ? Il se prépara à accueillir le coup en se protégeant pour ensuite feindre l’inconscience et peut-être s’en sortir sans trop de mal. Le banc allait s’abattre sur lui quand l’orque s’arrêta pour reposer le banc et retourner discuter avec ses collègues qui ne faisaient plus attention à lui. Comme par magie.

Un elfe s’approcha de Bird et l’invita à venir s’asseoir à sa table. Il y avait là un troll très bien bâti portant un datajack sur la tempe et une naine bardée de symboles ésotériques.

« Bonjour Bird, nous vous attendions. Maintenant que l’équipe est réunie, faisons les présentations. Je commence, appelez-moi Monsieur Johnson, si vous le voulez bien. », dit l’elfe en esquissant un sourire.

Il était remarquable que l’affreux bruit de la musique n’atteigne pas la table, et que le Johnson ait l’air d’être seul. Mais peut-être une des deux personnes, la naine sûrement, ce qui expliquerait la magie, était son garde du corps. La naine, justement, poursuivit la conversation :

– Je suis Tina, magicienne hermétique de mon État.

– Moi, c’est Karl, spécialiste en combat urbain, répliqua le troll qui était vraiment très imposant.

– Bird, rigger. Bon, pardonnez mon empressement, mais pourquoi sommes nous là ?

– Bonne question, Lieutenant, permettez que je vous appelle ainsi ? Répondit l’elfe posément, un petit sourire narquois sur le visage.

– Non, je ne permets rien et je me tire, répondit Bird, déjà agacé par le manque de professionnalisme évident de ce Johnson qui avait choisi un coin aussi véreux pour les réunir.

– Comme vous voudrez. Nasty, vous savez, votre ami orque au bar, se fera un plaisir de vous raccompagner.

– Okay, je vois, dites Tina et Karl, il vous tient aussi par les bourses ?

– Ne faites pas d’esprit, s’il vous plaît, chacun d’entre vous a une raison bien particulière d’être ici.

– Bon, quand vous aurez fini votre mascarade, vous seriez bien aimable de nous expliciter la raison de notre venue, s’impatienta Tina

– Bien, vous acceptez donc le travail ? C’est un bon point. Il se trouve qu’une de mes vieilles amies est en ville et qu’elle est retenue de force par la Mafia. Je vous laisse cette puce contenant les informations nécessaires à la réussite de cette extraction. Dès que vous l’aurez, appelez-moi à ce numéro et nous conviendrons d’un autre rendez-vous. Consigne importante : il ne doit lui être fait aucun mal.

– Et on y gagne quoi ? Demanda Karl avec sa déconcertante façon d’avaler un mot sur deux.

– La somme de quatre cent mille nuyens, à répartir entre chacun de vous,  vous convient-elle ?

– Okay pour moi, dit Karl sans hésiter.

– Pareillement, rétorqua Tina, les yeux luisants.

– Excusez-moi, mais là, ça pue !, répondit Bird très désappointé.

– Plaît-il, Lieutenant, ce n’est pas assez ?

– C’est largement trop pour ce genre de travail, au contraire !

– Euh, Bird, t’es gentil, mais ferme-la s’il te plaît, glissa Tina.

– C’est que cette personne compte beaucoup pour moi, et qu’il y a bien longtemps que je ne l’ai pas vue. Et puis, vous avez accepté, il me semble, mettriez-vous votre professionnalisme en doute pour un simple salaire trop élevé ? Avec cet argent, vous pourriez reconquérir Kittty, recommencer à zéro, oublier la Star à jamais et vous éclater sur les plages d’Hawaï pour le restant de vos jours, avec en prime, peut-être, l’enfant dont vous avez toujours rêvé, etc.

– Qu’est ce que vous me faites, là ? Vous êtes en train de sonder mon esprit ou quoi ?, répondit Bird, une lueur de terreur dans ses deux yeux bleus de mer, amer.

– Disons que je suis très bien informé, sur chacun de vous. La sélection a été longue et fastidieuse, mais je pense que le résultat en vaut la chandelle. Mais tout ceci ne vous regarde pas, Lieutenant. D’ailleurs, cette entrevue a trop duré, je vous demande de partir et de me recontacter quand vous l’aurez.

L’elfe leur tendit à chacun une liasse de billets, en avance, ainsi qu’un numéro de compte sur lequel ils pourraient constater la présence de l’argent. Il leur livrerait la clé du coffre de la Telestrian Bank où il ferait transférer les fonds lors de leur prochain rendez-vous. Bird se leva, accompagné par les deux autres runners. Il ne leur porta tout d’abord pas d’attention, trop occupé à essayer de comprendre ce qu’il venait de vivre. Il se retourna en direction du Johnson, mais il n’y avait plus personne à la table. Il sortit du Aces sans encombre pour se retrouver dans la rue, incroyablement triste sans savoir pourquoi, avec ses deux collègues improvisés, au milieu des Barrens de Redmond, au plus profond des ténèbres de la nuit brumeuse tombée sur Seattle.


En cette belle journée d’avril 2070, Arguens Johns sortait de la Chambre des Représentants de Salem, au croisement de Center Street Northeast et Capitol Street. Il venait de participer à un débat houleux à la Chambre de l’Étoile sur les conséquences des déchets du Rivergate Industria Park de Portland sur la faune aquatique de la rivière Willamette. Une faction d’éco-chamans avait sifflé l’intervention du président de la Chambre puis ils étaient venus à la tribune exprimer leurs craintes quant à une possible pollution et ses effets nocifs à long terme sur la zone. Et ceci avait beaucoup amusé Arguens. Si ces pauvres pantins savaient ce qui s’était passé à Crater Lake… Mais il avait été hors de question que les Princes de Tir en transmettent le sujet aux élus du peuples, abusés par la pseudo-démocratie du « un elfe, une voix », secret défense. Enfin, appartenir à la Chambre avait ses avantages, financiers d’abord, et humoristiques ensuite, au vu de l’importance des problèmes à résoudre.

Le bel elfe laissa derrière lui son amusement et le grand immeuble superbement ornementé. Il salua dignement les deux membres des Forces de la Paix en faction devant le portail. Des makkaherinitsa, ayant tout juste survécu à leur Rite de Passage, somme toute l’élite des troupes de défenses de l’État, pour défendre l’élite des institutions. Ce qui amusait le plus Arguens, c’est qu’il avait longtemps été assez naïf pour croire au réel pouvoir de la Chambre. Mais son maître lui avait enseigné les coutumes de ses semblables, et il était maintenant au fait de la mascarade du Conseil des Princes.

Il s’en retournait vers son appartement en jouant avec ses osselets innocemment. Il fut bousculé par un vieil elfe acariâtre, ce qui provoqua la chute de ses osselets. Sans se soucier le moins du monde de l’absence d’excuse du vieillard, il se baissa pour les ramasser mais la configuration qu’ils avaient formé sur le sol lui remémorèrent ses aptitudes à la divination. Arguens vit le Mal. Il sut qu’il devait ressortir son épée de son fourreau. Un vieil ennemi allait frapper à Seattle. Il étendit ses sens astraux pour prendre contact avec les membres de son groupe magique.

– Qu’y a-t-il pour que tu nous déranges, Jane et moi ?, répondit le maître.

– J’ai vu l’Ennemi à Seattle. Il est très puissant, plus que le dernier et il a l’air très joyeux.

– Et qu’as-tu vu d’autre ?

– Il possède un homme, il y a des runners, ils vont lui apporter une femme, c’est très flou.

– Et que comptes-tu faire ?

Imar raen. Imar semeraerth. Cirrolar Dreasis ti’Morel. Mirial tela li ? Thiesat tekio tore li%?

– Alors va, milessaratish im reth, et sois la mort de nos ennemis. Contacte-moi si c’est trop puissant pour toi.


Bird avait effectué une recherche dans la matrice en insérant l’image du Johnson obtenue grâce à l’opticam inclue dans son œil cybernétique. Le réseau mis en place par NeoNET après le crash de 2064 était vraiment simple à utiliser, presque trop simple, si bien que des gosses se laissaient aller au piratage et se retrouvaient en taule avant la majorité. Bird visitait les nœuds seulement de manière légale, avec ses anciens codes Lone Star qui n’avaient pas été effacés par son ami technicien de maintenance informatique. L’elfe était surnommé Topolino. Ancien mafieux qui était le protecteur d’un bar appelé La Cantine pour le compte de la Famille à la fin des années 2050, il avait été vu dans le coin pour la dernière fois en 2061, année du passage de la comète de Halley au dessus de nos têtes. Plus de nouvelles depuis.

Pourquoi un ancien Capo irait ennuyer la famille ? D’après les informations, Topolino était très fidèle. Ça ne collait pas. Il aurait pu se venger de quelque chose, mais pourquoi donner une telle somme d’argent pour un run aussi simple et embaucher des runners débutants si la mission était ardue ? Car il n’y avait pas le moindre doute dans l’esprit de Bird à ce sujet, ses deux collègues étaient des débutants, ils auraient du avoir la même réaction que lui. Autre fait étonnant, d’après Tina, l’elfe n’était pas éveillé, même si, d’après ses dires, quelque chose clochait dans son aura. Alors que Topolino savait se vanter de ses talents exceptionnels d’adepte physique.

La cible, elle, était on ne peut plus inconnue des serveurs de la Lone Star. Il s’agissait d’une vieille humaine à lunettes des plus banales. Elle habitait dans un appartement de Puyallup City et l’adresse indiquée sur la puce était sous la protection de Don Gianelli. C’était trop facile, quoique, l’inexpérience de ses collègues allait être un boulet à traîner.

Bird se promulgua immédiatement leader du groupe ce qui ne posa pas de problème au deux jeunes. Il demanda à Tina d’aller prospecter l’entourage de la demeure de la vieille dame du plan astral en évitant si possible de se faire repérer, ce à quoi la naine s’affaira immédiatement. Elle s’allongea dans le canapé miteux du squat et se concentra un court instant pour quitter son corps. Cinq secondes plus tard, elle rouvrait les yeux dans la grande pièce délabrée où habitait Bird. Elle expliqua à ses collègues qu’il serait mieux de se rendre sur place, ou à côté, afin qu’elle trouvât l’appartement plus facilement.

Les trois compères se rendirent donc à Puyallup City, traversant d’abord le quartier résidentiel de Renton inondé d’holo-affiches « Pour un meilleur Seattle » du candidat Kenneth Brackhaven. Une équipe des services de santé de la Cité s’affairait à ramasser un adolescent humain allongé sur le trottoir, un de ces jeunes en costume qui ont une vie trop sereine et aiment à la détruire avec des BTL. Puis à la tranquillité de Renton succéda le lourd bruit de l’industrie toute aussi lourde d’Auburn. Des équipes de cols bleus métahumains se préparaient à l’embauche devant une des usines du complexe Federated Boeing, des membres du Policlub Humanis distribuaient des tracts aux rares humains qui sortaient de leur travail chez Monobe. Enfin, ce fut l’entrée dans les Barrens de Puyallup, et les runners se munirent de masques respiratoires.

Tina bascula en perception astrale et elle put ressentir la douleur des habitants et la pollution qui irradiait de toute part. Elle ne put soutenir ceci très longtemps et regarda de nouveau le monde physique, ses routes défoncées et quasi impraticables sauf pour le rigger qu’était Bird, les enfants orques et trolls qui jouaient à la guerre et se frappaient avec rage et violence à l’aide des tessons des bouteilles de sojbière qu’ils avaient ingurgitées quelques minutes auparavant, les femmes de trente ans qui en paraissaient cinquante et qui vendaient leur corps à qui voulait le prendre, la misère et la pauvreté, le côté le plus noir de Seattle, comme un rappel de la noirceur du monde, une tâche de cambouis sur un rayon de soleil couchant.

Après une bonne heure de traversée de cet enfer, ils arrivèrent enfin aux limites de Puyallup City. Bird décida de laisser la voiture ici et de veiller sur le corps inanimé de la naine. Karl irait voir la maison de ses yeux de troll, la vision thermographique était utile la nuit, soutenu de l’astral par la magicienne.

Le troll commença à se déplacer furtivement vers la résidence de sa cible. Les rues étaient vides si ce n’était que quelques patrouilles de mafiosi qui faisaient le tour du quartier dans de jolies Mitsubishi NightSky ou autres caisses du même type. Karl sut les esquiver sans trop de problème. Il sentit un instant un frisson lui parcourir le cou, puis se promener sur tout son corps. Saleté de mage ! Karl haïssait la magie, il avait déjà eu à faire avec un chaman qui lui avait jeté un sale sortilège pour le détrousser. Mais cette fois, Tina était avec lui, même si elle l’agaçait à lui faire sentir sa présence depuis l’astrale. Il fut enfin en vue de la petite résidence de quatre appartements où vivait la vieille dame. Il entendit un chien aboyer. Le cri d’une grosse bête, sûrement une saleté de clébard éveillé. À travers une fenêtre il aperçut une humaine qui dormait, un rayon de lune caressant son visage, s’il cassait la vitre, il pourrait aisément l’enlever.

Tina flottait à la vitesse de la pensée dans la dimension astrale. Il y avait autour de l’immeuble quatre esprits veilleurs qui patrouillaient. Elle calcula le temps qu’elle avait pour le pénétrer sans se faire repérer. Elle concentra toute sa volonté et franchit assez facilement le mur de la demeure pour se retrouver dans une sorte de couloir où un chien dual commença à la regarder. Du feu émanait de son aura.

Karl entendit le chien donner l’alerte. Il sentit l’adrénaline monter dans son corps et envoya un message à Bird afin que ce dernier rappliquât au plus vite. Il sortit son Ares Predator et défonça la vitre avec toute la force liée à son espèce. Cette dernière, toute blindée qu’elle fut, ne résista pas longtemps aux assauts répétés du troll, ce qui eut pour effet de réveiller la vieille dame. Il eut le temps de la voir appuyer sur un Panic Button et sentit une piqûre sur son torse. Il se retourna en direction de son agresseur et aperçut un petit drone, un Snooper armé d’un fusil Narcojet. Il sentait déjà l’effet du poison s’exprimer en lui, mais il fit confiance à son filtre anti toxines et il se concentra sur sa cible. Il tira une rafale sur le drone qui s’écroula sur le sol dans un petit claquement métallique. La vieille dame était assise sur son lit, terrorisée.

Bird était inquiet. Le message de Karl ne laissait aucun doute quant à une bêtise effectuée par un des deux débutants. Il brancha son CME de nouveau et partit à toute allure vers l’adresse de sa cible. Tant pis pour le corps de la magicienne, il reviendrait ici pour qu’elle puisse le retrouver, après tout, les mages se devaient d’improviser de temps en temps.


Benedictus préparait le rituel. Il avait tracé le grand cercle de sang sur le sol de ce hangar désaffecté de Tarislar. Bientôt il retrouverait sa promise. Bientôt elle l’accompagnerait pour toujours. Bientôt son mentor reviendrait sur la Terre pour y prêcher sa parole de joie.

Après sa longue tâche effectuée, il s’assit en tailleur et regarda quelques photographies. Il se mit à pleurer en revoyant les yeux de celle pour qui il avait fait tout cela. Il se souvint de ces rudes nuits d’hiver de 2006 passées à attendre sa réponse. Réponse qu’il n’avait jamais eue. Il avait depuis lors toujours été joyeux, sans vraiment trop y croire, mais pour ne jamais montrer la détresse qui était en lui. Et puis vint la Grande Danse, puis l’Éveil. Il avait entendu l’appel du Roi Noir et l’avait suivi. Et puis un jour, il avait renoncé à l’amour. Il avait fait un pacte avec son mentor, un pacte de sang, et il avait oublié de vieillir.

Il avait baroudé par delà le monde, qui à Hawaï, qui en Aztlan, qui près de Crater Lake à Tir Tairngire. Son mentor lui avait prodigué de bons conseils et en évitant les deux elfes, celui qui se maquille comme un fou et l’elfe noire aux cheveux blancs, il avait pu prendre de la puissance à chacun des loci sans vraiment mettre en danger son intégrité. Il maîtrisait maintenant le sacrifice humain comme personne et savait donner une teinte plus sombre au monde qui l’entourait. Monsieur Darke, un ancien de ses amis, devenu fou par trop de faiblesse, lui avait offert une splendide dague d’obsidienne pour mener à bien ses rites merveilleux et il avait fait couler le sang de toutes les personnes qui lui avaient montré trop de mélancolie et qui avaient rejoint sa cause. Et il était prêt, pour son dernier sacrifice, pour retrouver son amour perdu et l’aimer à jamais, pour tirer enfin les dernières satisfactions de son voyage dans la vie en permettant à Joie de revenir et de rendre le monde meilleur.


Tina attaqua le chien. Elle savait qu’elle ne pouvait pas fuir, alors elle lui décocha un puissant direct. L’animal répliqua en incendiant son aura. Tina sut qu’elle ne le vaincrait pas de la sorte et perçut l’agitation des veilleurs. Elle récita une formule en latin et le chien s’endormit. Pourquoi n’y avait-elle pas pensé avant ? Elle partit à toute allure en direction de son corps.

La Ford Americar se gara juste à côté de l’immeuble. Bird put voir un instant le corps de la naine se couvrir de brûlures, ça devait chauffer là-dedans. Karl arriva en titubant, portant la vieille dame sur son épaule. Cette dernière hurlait dans une langue inconnue. Bird ouvrit d’une pensée la portière arrière gauche de son véhicule et le troll y déposa soigneusement la femme effrayée. Il lui intima fermement de se taire et elle tomba en syncope. Le troll s’assit à l’avant de la voiture qui démarra en trombe. Déjà deux Steel Lynx armé d’Enfield AS-7 commençaient à arroser le véhicule de rafales de balles qui s’écrasèrent sur le blindage en endommageant au passage les senseurs.

Deux Nightsky et deux voitures de la Star s’engagèrent à leur poursuite. Bird mit la gomme mais il sut qu’il devrait ruser car il n’avait pas un moteur suffisamment puissant pour les distancer. Si seulement la magicienne était là ! Karl sortit un fusil à pompe et réussit à toucher une des deux voitures de la Mafia. Sa perception commençait vraiment à s’altérer et il utilisa un patch stimulant pour recouvrer ses esprits.

Tina errait dans l’astral à la recherche de son corps. La bagnole de l’ancien flic n’était plus là et elle se mit à désespérer que ce fût son dernier jour. D’un coup, elle perçut son corps passer à toute vitesse et se mit à suivre la forme noire qui le contenait. Elle sourit et se rendit compte que quatre autres formes se rapprochaient dangereusement de l’Americar. Elle se concentra et appela un élémentaire de terre à sa rescousse, lui donnant l’ordre d’engloutir un des poursuivant.

Bird sentit par ses senseurs qu’une des Nightsky était sortie de la course, barrant ainsi la route aux deux voitures de police. Il crut en sa chance et pénétra dans les Barrens. Il ne restait qu’un gars à ses trousses et le terrain miné dans lequel il évoluait maintenant, ainsi que les nombreuses ruelles du dédale infernal de Puyallup seraient de précieux alliés. Après quelques manœuvres des plus spectaculaires, sa connaissance approfondie de la ville lui permit de semer son poursuivant et de s’arrêter un instant pour respirer.

La naine ouvrit les yeux dans la voiture et commença à traiter le rigger d’inconscient, ce à quoi il ne répondit pas, venant de constater le décès du troll assis à ses côtés. La vieille dame se réveilla elle aussi et se mit à crier. Tina lui injecta une dose de tranquillisant et elle se rendormit.

Après s’être débarrassé difficilement de la lourde dépouille de Karl, les deux runners décidèrent d’aller se mettre en lieu sûr pour appeler leur Johnson. L’Americar reprit donc sa course vers les Barrens de Redmond quand le sol se leva autour d’elle, l’encerclant. Tina reconnut là de la magie élémentaire très puissante, il s’agissait d’un sort de contrôle de la terre réellement très bien maîtrisé. Le Johnson armé d’une vieille épée rouillée se présenta alors à eux :

– Salut les enfants ! Dites-moi, que comptez-vous faire de cette vieille dame ?

– Ben vous l’apporter, comme prévu, Monsieur Johnson, ou devrais-je dire Topolino ? Répondit Bird, visiblement surpris.

– Il y a bien longtemps qu’on ne m’avait pas appelé comme ça. Mais en revanche, c’est la première fois que je vous vois. Vous allez bien ?

– Attendez, vous foutez pas de nous, vous nous avez engagés pour enlever cette vieille dame tout à l’heure au Aces !

– Je ne connais même pas cet endroit. Mais ce que vous me dites est très intéressant. Ainsi votre Johnson s’est fait passer pour moi ? Ça va être plus dur que prévu. Bon les enfants, si vous me laissiez monter avec vous. C’est pas tout ça, mais votre vie court un grave danger et je me ferai un devoir de vous protéger.

– Attendez. Vous n’êtes pas le Johnson ? Mais alors, qui est-il ?

– Une personne très peu recommandable, et croyez-moi, il vous tuera dès qu’il aura ce qu’il veut.

– Je savais qu’une si grosse somme d’argent cachait quelque chose. Nous n’avons aucune chance de vous fuir, de toute manière, alors montez, conclut Bird.


Le rendez-vous avait été pris à vingt-trois heures dans un entrepôt désaffecté de Tarislar. Arguens avait conseillé aux runners de ne pas y aller mais ils n’avaient rien voulu entendre. Il avait donc décidé de les devancer dans le lieu et s’était arrangé avec les Laésa pour qu’ils n’interfèrent pas avec son activité. Ils avaient même négocié qu’ils capturent les runners pour leur donner une bonne dose de laés, s’ils s’en sortaient vivants bien sûr.

Bird et Tina se rendirent au rendez-vous apeurés de ce qui les y attendait. Topolino leur avait demandé de prendre leur fric et de se tirer sans se retourner. L’échange se passa sans problème et les runners repartirent en vie de l’entrepôt avec la clé du coffre. Ils étaient contents quand une trentaine d’elfes les sommèrent de les accompagner. Bird comprit alors que la menace supputée par le mafioso était réelle et convainquit Tina de ne pas faire de vagues. Ils se réveillèrent bien plus tard, ne sachant pas ce qu’ils avaient fait ces deux derniers jours, avec chacun un crédit tube certifié de cinquante mille nuyens dans la poche, dans un champ de Snohomish.


Benedictus allongea Mémé Théière dans son cercle de sang. Il l’observa pendant une heure et son esprit s’emplit de nostalgie. Il se souvint de sa beauté quand elle dormait dans un petit hôtel sympathique d’Amsterdam. Il se souvint des jours où il était heureux, caressant le doux rêve de la conquérir. Il se souvint qu’un jour il savait aimer et que ses rêves étaient accessibles.

– Arrête un peu de réfléchir ! Lui dit la voix douce et suave de son esprit mentor. Tu as un rituel à accomplir.

– Je sais, ma muse, je sais, et je m’exécute derechef.

– Je ne crois pas, goro!, s’exclama une voix venant de derrière lui.

Arguens se tenait debout dans le seul éclat de lumière de l’entrepôt. Ce fier soldat elfe tenait son épée rouillée dans sa main droite, prêt à abattre sa détermination sur l’homme corrompu qui se trouvait devant lui. C’était un humain trentenaire, pas très beau mais charismatique, possédant une aura très puissante et très controversée et torturée. Un homme aux épaules larges et au regard triste, avec un sourire dément et joyeux sur le visage.

– Qui es-tu ? Demanda l’elfe.

– Je suis le messager de Joie, et après ta mort, je la ferais revenir dans notre monde. Et ton sang sera le portail de son délicieux monde vers le nôtre. Mon amour, allongé dans ce cercle splendide, servira de corps à son incarnation et nous serons ensemble pour l’éternité.

– Ceci n’est que mensonge, tu le sais. C’est la fin pour toi, répondit Arguens en commençant à l’attaquer de son épée.

Benedictus appela une ombre à son aide. Cette entité astrale noire engloutit Arguens de ses ténèbres, commençant à drainer son karma. Le milessaratish commença son Zarien avec la Terre et nourrit l’esprit vicié de terre élémentaire, ce qui le fit reculer. Il le détruisit de son épée magique et s’approcha du magicien qui lui envoya une boule de magie viciée ce qui l’écrasa contre un mur de l’entrepôt. Arguens ressentit la peur et il reconnut là un pouvoir de l’Ennemi. Il ne ferait pas le poids et sut qu’il allait mourir. Il en informa son maître et se prépara à sa défaite, comme le guerrier qu’il était. Il se mit à courir épée en avant pour rentrer dans le magicien fou et le décapiter. C’est cet instant que choisit Mémé Théière pour se réveiller et reconnaître l’homme de la photo, celui qui l’avait fait pleurer. Et elle se souvint de lui. Elle se souvint de ses tentatives maladroites de la séduire, de son acharnement à la soutenir lors de la période la plus difficile de sa vie. Elle se souvint l’avoir rejeté par peur du regard des autres et par la fausse image que sa jeunesse lui avait donné de lui. Elle se souvint la douleur de la séparation.

Arguens allait fondre sur sa cible, rien ne pourrait l’en empêcher. Il n’était plus un elfe, il était une épée au service de la lumière. Et il abattit sa colère sur la poitrine de la vieille dame qui s’était mis en travers de son chemin. Le temps s’arrêta. Benedictus se mit à hurler. Il concentra toute sa magie et une explosion de lumière se produisit, projetant Arguens de nouveau contre un mur, aveuglé. Son amour était mort. Joie lui avait menti. Depuis le début. Elle lui avait fait croire qu’elle lui apportait le bonheur mais elle ne lui avait amené que la déchéance. Elle avait fait de lui un monstre. Et il venait de la bannir dans un éclat de lucidité. Il  prit la main de Mémé Théière et s’agenouilla devant elle. Il lui demanda pardon pour tout le mal qu’il lui avait fait.

Arguens attendit la fin de l’éblouissement pour regarder de nouveau. Il vit la vieille dame morte, et à son chevet un vieillard, qu’il reconnut comme le messager de Joie, avec soixante ans de plus. Ce dernier pleurait à chaudes larmes. Il se retourna vers l’elfe et lui demanda de terminer son travail. Arguens s’exécuta, tranchant nettement et proprement le cou du vieillard. Une femme somptueuse apparut, comme une incarnation de la beauté et de l’amour dans notre monde. Elle sourit à l’elfe, sa présence le rassura. Elle déposa un baiser sur le front des deux humains gisant sur le sol et un rosier rouge magnifique se mit à pousser de leurs deux mains jointes. Puis l’apparition s’en fut, laissant l’elfe à ses interrogations passionnées.