Pas l’ombre d’une preuve…

« On sait que tu le connais ! Et tu vas nous dire ce que tu sais sur lui ! »

Silence. Dans la petite pièce sombre et surchauffée du bâtiment principal de la Lone Star à Seattle, cela faisait près de deux heures que l’inspecteur spécial Declan Smith interrogeait Frank Bayle. Dans cette affaire de meurtre, il avait reçu toute latitude de sa direction et il espérait la faire avancer rapidement. L’elfe qu’il avait en face de lui était sa meilleure piste et peut être sa seule chance d’en apprendre plus sur le dénommé Walther Withdraw, dont on avait retrouvé l’ADN sur le lieu du crime.

Mais l’autre restait désespérément évasif, quand il décidait de répondre à une question. Tranquillement assis sur une chaise miteuse, il toisait l’inspecteur et se moquait ouvertement de lui, sûr d’être bientôt dehors, faute de preuves.

L’inspecteur, les deux poings sur la petite table métallique, phalanges blanchissantes et mâchoires serrées, répéta sa question…


5h56. Vendredi matin. L’affaire traînait en longueur et l’inspecteur savait qu’il vivait des heures capitales ; capitales parce qu’il jouait autant pour lui que pour l’établissement d’une justice. Declan nourrissait encore le sentiment d’appartenir à une caste pour qui la devise « servir & protéger » possédait une valeur, une sorte de chevalier, justicier pathétique et anachronique dans ce sixième monde définitivement mercantile. S’il jouait pour lui, c’est bien parce que dans une affaire de meurtre, aussi tragiquement ordinaire et banale qu’elle puisse être, on voyait rarement un prédateur urbain, un shadowrunner, se retrouver soupçonné et encore moins accusé comme dans le cas de ce Walther Withdraw. Ainsi, ce fait divers deviendrait « l’Affaire Withdraw », référence en matière de jurisprudence : un bond dans sa longue et morne carrière d’inspecteur spécial de la LS, du moins l’envisageait-il comme cela.

À cent lieues de ce débat intérieur, Frank affichait un sourire ironique et méprisant : il caressa distraitement le datajack chromé implanté dans sa tempe droite, ses doigts frôlèrent les tissus cicatriciels de l’opération. Fumier de charcudoc, m’a bien raté… pensa-t-il, moi je le louperai pas, garanti…Dès que je sors d’ici… Se reconcentrant sur le moment présent l’elfe parvint à capter la question du flic de manière quasi-compréhensible : « Où est Withdraw??? ».

Sortant de son mutisme, Frank Bayle cracha avec vindicte sa réponse au policier : « Mettons que je sache où il est, c’qu’est pas forcément l’cas et dont j’me tape… moi, qu’est ce que j’glande ici, Star boy ? »

Cédant à la colère, l’inspecteur Smith balaya d’un coup de pied les jambes de la chaise sur laquelle Frank Bayle trônait crânement. La chaise, mise à rude épreuve par des années de dur traitement, céda dans un claquement sec. L’elfe se retrouva immédiatement projeté au sol et saisi par une poigne d’acier à la gorge.

« T’es une raclure Bayle ! Une enflure de la pire espèce, une sale petite frappe minable et sans envergure ! Un runner, un moins que rien… Je te ferais parler, sois-en sûr… Tu cracheras ton histoire en pleurant pour que je te laisse partir ! »

Puis, desserrant son étreinte, il laissa glisser mollement l’elfe au sol… Celui-ci, loin de s’écraser, fusilla du regard l’inspecteur et, crachant un jet de salive sur le sol, éclata de rire : « T’es mort, Star boy… Tu le sais même pas, mais tu es déjà mort. Tu finiras pas cette enquête et si tu crois me faire peur… Va faire l’avion tout nu dans le couloir, makaganee, tu sauras rien, que dalle… nada. »


7h48. Toujours rien, énième pause soykaf, énième tentative de se calmer. Declan Smith tournait en rond, l’elfe ne cédait rien et le chrono tournait. « Une preuve, une putain de petite preuve et il est coffré ». À son poignet, le commlink vibra soudainement : « première sonnerie, attendre, deuxième, respire mon vieux, respire…trois ».

– Smith, Lone Star, j’écoute ?

– …

– Merci Kyle, merci mille fois, omae… Oui, monte-le en salle d’interrogatoire !

Rentrant comme une furie dans la petite pièce, l’inspecteur Smith se dirigea de suite vers l’elfe, assis sur une nouvelle chaise, son menton reposant sur sa poitrine.

– Alors, Bayle, on dort ? T’as raison, prend des forces, ça va être long maintenant… Dis moi, je voudr ais savoir ce que tu faisais… Cette nuit, sur le parking du Mall Central de Seattle… À 2h17…précisément.

– Au Mall, moi… Nan, Star boy, tu te plantes… J’étais au pieu avec ta femme… 2 heures tu dis ? Ouais c’est ça… C’est quand elle me suppliait de la prendre, je m’rappelle…

Volée de coups. L’elfe a la bouche en sang mais il sourit. L’inspecteur lève à nouveau le poing… Il s’arrête, la porte vient de s’ouvrir. Un policier en tenue entre avec un holoproj’.

– Tu vois, Bayle, le plus drôle, c’est que ce que tu viens de prendre, c’est juste par plaisir… Je vais te passer un petit film de tes exploits nocturnes… C’est pas vraiment complet mais je sais que tu feras un joli commentaire après…

– Un holo ! Personne ne croit à ça, Star boy ! Si c’était une preuve ça se saurait…

– … c’est un fait, sauf que tu vois le juge me doit une faveur… Et c’est pas comme si on pouvait faire confiance à la justice ces temps-ci, hein ?

Ce petit mensonge sembla avoir un effet sur le comportement de l’elfe : ses yeux affichaient soudain moins d’aplomb. Avait-il des doutes ?

Declan, en inspecteur expérimenté, poussa son avantage. Il appuya sur le bouton de l’appareil tridéo qui, après un vrombissement caractéristique, fit naître une projection holographique en Réalité Augmentée du parking du Mall. On pouvait y voir deux individus se déplaçant entre les voitures, l’un d’eux devait être Frank Bayle, l’autre était un homme petit, aux traits épais et mous, la barbe mal rasée et les cheveux longs. La tridéo s’interrompait brusquement après un bref éclair lumineux, éclairant la face radieuse de Bayle pointant vers l’objectif un énorme pistolet.

– Bon ok, Star boy, j’étais sur ce parking… Et après ? Tu vas me coffrer pour avoir flingué une caméra cachée ?

– Non, Bayle, je te coffre pour complicité de meurtre, nettement plus drôle… Tu crois pas ? »

L’elfe eut du mal à déglutir. Ça ne tournait pas du tout à son avantage : quelques secondes plus tôt, il croyait encore que les flics cherchaient Withdraw pour une autre affaire. Là, il apprenait qu’ils connaissaient leur course de cette nuit. Pas bon, pas bon du tout, pensa-t-il, si je crache l’affaire au flic, je tue ma rép’ dans les Ombres… Si je dis rien, le flic me coffre et c’est la tôle…

« Inspecteur, sérieusement… Vous pouvez pas le prouver, ce que vous dites… Vous allez pas me coffrer sur des suppositions, hein ? »

Declan Smith jubilait, le poisson était ferré, il savait que c’était joué, la partie était close. Bien sûr, les aveux ne seraient pas immédiats, mais ce n’était plus qu’une question de temps. Il alla frapper à la porte pour que le planton lui apporte une chaise et un Transcom pour prendre la déposition.

« Je t’écoute, Bayle… On reprend au chapitre “ cette nuit, 2h17 ”… Tu te ballades avec Withdraw sur le parking du Mall et tu fais du “ tir au pigeon ” sur les néolights… c’est ça ? »

Il se saisit de la chaise que venait d’amener le policier de garde, s’installa à l’envers dessus, les coudes sur le dossier, le dossier contre la table et posa le Transcom sur cette dernière.

– Reprenons si tu veux bien…

– Ouais, c’est ça… Je discutais avec mon pote, c’est interdit ? Et les néolights, c’est manière de s’entraîner… Pas perdre la main, tu vois ?

– Pas perdre la main… Tu veux dire que tu es coutumier de l’usage d’armes à feu ? Passe-temps original pour un gars sans emploi référencé… Mais bon, passons… Que voulais-tu à Withdraw ?

– Rien, Star boy, on causait c’est tout…

– Ok, alors de quoi parliez vous ?

– Ben, de poupée… Tse… Y’as un nouveau bar qui a ouvert… Le « Jade Jaune » ou un truc dans le genre… Parait que c’est bien fréquenté et qu’elles sont avenantes…

– Et vous y êtes allés à ce bar ?

– Non… Enfin si, après, plus tard… Walther aime ces endroits.

– T’as dis « après »… Bayle, après quoi, dis-moi ? Ça m’intéresse !

– Ben quand on discutait sur le parking… Il m’a dit qu’on irait cette nuit mais qu’il avait un truc à faire avant, tse c’qu’c’est, on pose pas de questions entre potes… Je sais pas ce qu’il allait faire moi…

– Ça c’est pas encore le sujet… On verra plus tard… Donc, tu disais qu’il est parti et que vous êtes allé au « Jade Jaune » plus tard dans la nuit… Comment il t’a rejoint là-bas ?

– On y est allé ensemble vers 03h30… Il m’a appelé 15 minutes avant et je suis allé le chercher devant chez lui…

– On t’a arrêté à 4h05 chez toi… Soit à environ vingt bornes du Jade… Faut arrêter tes mensonges, Bayle…Ça tient pas debout ton histoire. On reprend…


12h36. Declan Smith massait sa nuque raidie par la fatigue de ce long interrogatoire. Frank Bayle, alias Junk, avait quasiment livré le scénario du crime nocturne. Par la répétition des faits, en exploitant les incohérences, l’inspecteur avait obtenu un emploi du temps complet et précis de l’action. Il s’était en outre assuré de la qualité des protagonistes et même de leurs motivations respectives… Bayle était bien ce qu’il semblait être, un homme sans honneur, une ordure vénale et sans scrupules, un individu avide d’argent, mercenaire par intérêt. Au contraire, Withdraw, le mage, était un criminel plus intéressant. Bien sûr il exerçait le même commerce de compétences que Bayle et vivait en marge de l’existence rangée des travailleurs corporatistes. Pourtant, sans être un saint, il agissait à sa manière pour établir une société meilleure, ses aspirations étaient politiques, il voulait une société sans mégacorporations, sans justice de l’argent. Évidemment, Bayle se moquait de l’attitude de son confrère, mais l’inspecteur spécial Smith ressentait plutôt une sorte de respect pour ce Walther Withdraw et sa liberté d’être.

Malgré ces considérations philosophiques, le mage avait tué un cadre de chez NeoNet et ses gardes du corps, avec la complicité d’un mercenaire et pour le compte d’une tierce personne qui les avait illégalement rémunérés. Pour tout cela, il devenait coupable aux yeux de la justice, dont Smith était le représentant.

Frank souriait intérieurement. Malgré les coups reçus, dont son visage tuméfié témoignerait dans les Ombres, il se savait vainqueur. Cet inspecteur spécial avait tout gobé de son récit et croyait fermement en la culpabilité pleine et entière de Withdraw. Tant mieux, finalement. Son court séjour chez la Star apporterait à Junk un prestige conséquent. Ses futurs Johnson sauraient que l’homme qu’ils paient sait utiliser sa matière grise et surtout se taire.

– Écoute moi, Bayle, je te le redemande une dernière fois… Où est ton ami Walther Withdraw ? Si tu le dis, j’étouffe ta complicité dans l’affaire ; tu vois, je suis correct avec toi. Tu me craches une adresse, un lieu où le trouver et tu repars blanc comme neige !

– Ouais ça semble correc’, Star boy, trop correc’ même… Encore une embrouille de ta part… J’marche pas, je suis pas une balance… Donne moi une raison de te croire…

L’elfe ne semblait pas vouloir lâcher prise et continuait à repousser le moment de l’aveu crucial. Smith devait négocier avec son patron la libération du suspect Bayle, mais il savait que celui-ci repartirait sain et sauf. La vidéo ne constituant pas une preuve recevable, et les aveux se limitant au chapitre d’accusation de complicité de crime, la LS n’avait rien contre Bayle. L’inspecteur ne visait de toute façon que le gros poisson, le mage assassin, le fumeur de synthéclope « Virginia Old ».

Quelques minutes plus tard, Declan Smith faisait les cents pas devant le bureau de la secrétaire du Commissaire Divisionnaire J.Horthiz. Quand il pénétra dans le bureau, les odeurs de soykaf et de toasts grillés rappelèrent à l’inspecteur le repas sauté.

– Monsieur, on tient le suspect, enfin presque. Notre balance veut être libérée en échange de l’adresse…

– Smith, j’apprécierais fortement que vous m’expliquiez plus calmement et clairement de quoi vous parlez, dit le commissaire, levant un sourcil étonné…

– Pardon, Monsieur. Je résume, si vous permettez ?

– Je permets, Smith, je permets…

– Voilà : cette nuit vers deux heures, Doc Wagon nous signale le décès d’un de ses patients, à l’hôpital St James. Histoire classique et par routine, on lance une Procédure d’Enquête Standard… Sauf qu’après fouille de la scène de crime on tombe sur un mégot… Recherche effectuée, c’est un certain Walther Withdraw, un shadowrunner écoterroriste et mage qui l’a fumé et qui est coupable du meurtre aussi… Le seul moyen que l’on a de l’attraper, c’est par un certain Frank Bayle, le suspect que j’interroge en ce moment. Il est complice mais il n’y a aucune preuve tangible. Par contre, on peut le lâcher pour avoir le mage…

– Eh bien, faites donc ça, Smith, et clôturez moi cette PES rapidement,… Je vais pas bouffer des créditubes à vous payer pour ce genre de bêtises ! Qu’attendez-vous, Smith ?

– Votre signature, Monsieur, S’il vous plait…


Declan Smith était sorti du QG Lone Star comme un fou furieux, les pneus de sa Ford Americar, modèle 2053, laissant de longue trace de gomme sur l’asphalte. Il filait grand train vers le « Jade Jaune », où il allait arrêter Withdraw. En effet, sa négociation avait fonctionné. Frank Bayle, contre sa libération et son blanchiment dans l’affaire, avait révélé que Withdraw se trouvait encore au bar fêtant son forfait nocturne dans le stupre et la luxure.


Quelque part dans la baie de Seattle, au même instant, un corps inerte refit surface. Après enquête, l’autopsie confirmerait que ce corps était celui d’un certain elfe, nommé Frank Bayle et mort par empoisonnement après ingestion de Fugu dans un bordel japonais.


Junk, de son côté, avait récupéré ses maigres affaires au dépôt. Le préposé lui avait remis son commlink, son Predator avec son permis de port d’armes, son briquet et son paquet de « Virginia Old ». Dehors, il se mit à sourire et respira à pleins poumons l’air vicié du métroplexe. Walther Withdraw alluma une cigarette et laissa tomber son masque magique…