Jouvence

L’ombre colle son dos au mur, habitude prise en regardant de vieux sims, un de ceux où le scénario primait encore sur la réalisation. D’un geste qui deviendra, lui aussi, une habitude, l’homme place une cigarette au coin de sa bouche. L’attente est plus longue que prévue mais sa patience est récompensée avec l’arrivée du fixer. Igor Tichentko signale sa présence en allumant sa clope positionnée depuis longtemps déjà. Le contact se rapproche visiblement ravi de découvrir « cet enfant ayant grandi pendant les Euro-guerres ». Bien évidemment, Igor est trop jeune pour avoir vécu l’incident du Nightwraith ou même les rebellions ukrainiennes de 2033. Il espère juste que le blanc dans ses cheveux permettra de tromper la vigilance de l’intermédiaire. Ce dernier le jauge rapidement du regard puis, visiblement satisfait, poursuit en lui expliquant qu’il a un petit boulot facile pour un homme peu scrupuleux : la liquidation d’un reporter aux dents trop longues. Igor lui fait savoir son approbation en tirant sur sa cigarette, le bout incandescent révèle un sourire qui se veut carnassier. Il souffle une fumée qu’il a bien pris garde de ne pas avaler puis demande combien. Juste combien. Le fixer hésite quelque peu décontenancé puis dit qu’il a entendu parler de dix mille, peut être plus. Sans attendre de réaction, il conclut leur entretien par un lieu et une heure. Il s’éloigne à grand pas sans se retourner. Igor regarde l’homme rajuster sa redingote puis disparaître au détour d’une allée. Il espère qu’il n’a pas visé trop haut. Pour se rassurer, il tire une longue bouffée de sa cigarette. Secouée d’une quinte de toux, il jette le mégot puis part en reconnaissance des lieux du rendez-vous. Après tout, c’est ce que ferait n’importe quel professionnel.


Gregory Fu passe une main tremblante dans sa barbe poivre et sel. Des frissons parcourent le corps du nain, prémices d’une nouvelle crise. Son regard chargé de dégoût se porte sur une puce BTL, s’en éloigne puis revient dessus. Trempé de sueurs froides, la seule chose qui lui vient à l’esprit est qu’il n’a même pas eu la volonté nécessaire pour télécharger le programme simsens. Il lui serait si facile de tout arrêter. Ses doigts répètent pourtant, encore une fois, le même geste enfichant la puce à son bon vieux datajack, le premier à l’avoir trahi. Cette pensée est noyée dans un flot d’impressions, de sensations toutes plus vives les unes que les autres. Greg goûte des choses qu’il ne pensait jamais goûter à nouveau, touche des corps aussi doux que de la soie. Puis vient le rouge du sang, le goût rance à la bouche, une odeur poisseuse flotte tout autour de lui, son cœur produit de sourds martèlements le faisant tomber à genoux… Puis plus rien. Il est avachi dans son vieux fauteuil. Sa vue brouillée se fixe sur une silhouette disgracieuse. Peu à peu, ses sens reviennent à leur vie insipide. Il finit par reconnaître ce regard amer et préfère détourner les yeux. L’ork au corps parcouru de diverses scarifications tient la puce entre ses doigts épais puis la jette contre le mur. Le « trancer » tombe dans un petit tas de matériel informatique désuet. Le guerrier ne sait que dire à son ancien partenaire. S’il parvient à cacher la pitié qu’il ressent, il sera parvenu à une faible victoire. Greg n’a pas mérité ça, personne ne le mérite. Un cyberdeck entre les mains, le nain était capable de réaliser n’importe quel miracle. C’est en arrêtant de compter le nombre de fois qu’il lui doit la vie que l’ork a décidé que, quoi qu’il arrive, il lui était redevable. Spaw n’a toutefois rien pu faire en 2064 quand le second Crash a permis le recyclage de ses kilomètres de fibres optiques. La haine rallume les yeux éteints du hacker. Il ne peut pardonner à l’ork d’avoir fait avorter son suicide. Il était le meilleur, le plus rapide, l’Invisible. Ebranlée par le crash, la confiance qu’il avait en ses capacités s’est retrouvée balayée par le nombre croisant d’otakus ou technomanciens comme ils aiment à s’appeler désormais. Son amour propre a été piétiné par cette Réalité Augmentée accueillant de jeunes enfants transformant ce monde par la seule force de leur volonté. Ces mômes réalisent désormais ce que lui seul savait faire sans même avoir un cerveau dévorés d’implants, ces mêmes implants qui vous rongent comme une tumeur. Alors que la Matrice a réussi à s’intégrer à la vie quotidienne, Greg a échoué à s’intégrer aux seins d’équipes mobiles. Un jour, pour rire, Johnny avait demandé au nain de couper son cordon ombilical en désignant le câble le liant à son cyberdeck. Seul Spaw avait réussi à comprendre l’envie de tuer qui s’était affichée dans les yeux de Greg. Il voulait se foutre en l’air, cette soif de sang n’était pas dirigée vers cet imbécile de Johnny… Quoique ?

Embarrassé par le silence, Spaw se frotte les mains. Ses doigts s’attardent sur son annulaire et auriculaire gauches manquants. Il apprend à son ami que c’est la dernière fois qu’il vient. Il a trouvé du travail, un boulot facile qui pourrait le remettre sur les rails, lui assurer une nouvelle place à l’Ombre. À son âge, ça ne se refuse plus. S’il le veut, le nain peut venir, il peut lui répondre plus tard, il n’est même pas obligé de le faire. Le lieu et l’heure tiennent lieu d’adieux.


Les grandes respirations ne permettent pas de calmer son cœur. La jeune chamane sait qu’elle a plus de facilité avec les esprits qu’avec les êtres humains. Elle espère toutefois que le dégoût qu’elle éprouve pour ses semblables va passer pour l’ego démesuré commun aux elfes. Elle a besoin de cet argent. Ainsi, Estrée voit ses mains pousser les portes du bar. Elle croise une serveuse au teint cireux, son commlink lui superpose une jeune femme aux grands yeux et à la poitrine opulente sortie directement d’un anime japonais. Ici et là, des samouraïs de l’ancien temps boivent divers breuvages dans des verres à saké. La musique traditionnelle jouée par une geisha couvre le bruit des discutions. Au milieu du bar, un jeune homme blond type surfeur lobotomisé conseille le saké niçois. La jeune elfe le traverse sans lui prêter la moindre attention, dépasse la geisha virtuelle qui semble concentrée sur son kôto. La pièce sombre qui l’accueille comporte un nain qui a fait plus que son âge, collé à un ork qui a lui aussi passé la date de péremption. À sa droite, dans l’ombre, un jeune homme brun s’occupe à faire tourner son briquet entre ses doigts. Il est plutôt mignon, cadeau de la nature pour compenser son faible intellect. Il ne sert à rien de se cacher dans l’ombre quand toutes les personnes présentes sont nyctalopes. Le nain la regarde l’œil hagard puis se tourne vers l’ork.

« C’est le bouquet ! Comme si on avait besoin d’une elfe pré-pubère tentant d’échapper à un bordel yakusa … »

Aucune réaction ! « … d’une jeune pute devant laquelle on ne sait pas quel trou honorer. »

L’elfe semble surprise puis, amusée, répond que le fixer devait penser qu’un peu de sang frais aiderait des indécis vieillissants. Le sourire de l’ork dévoile des canines jaunies. Elle a, au moins, gagné son estime. Son regard englobe les deux vieux shadowrunners puis superpose à son regard celui de son commlink. Elle s’étonne que son interface graphique ne lui dévoile aucun persona et ce d’autant que le nain semble être un hacker. Elle ne poussera pas sa chance à évoquer le sujet. Un vieil adage que l’on octroie à Confucius dit que si l’on a rien à dire, on ferme sa gueule. Elle fait donc comme tout le monde, s’assoit et attend en silence.


M. Johnson ne tarde pas. Le sourire suffisant qu’il affiche déplait directement à la chamane. Cette dernière se sermonne en cherchant qui ne lui déplait pas de toute façon. M. Johnson rajuste ses lunettes, signal de départ pour son petit monologue préparé à l’avance.

« Si vous êtes tous ici, c’est pour liquider le jeune Artie Lodges. Voila pour le qui. Restent le pourquoi et le comment. Une fois n’est pas coutume, je vais vous donner le pourquoi. Figurez-vous que je connais quelqu’un qui est fan de Jouvence. Je pense que vous êtes déjà tous familier avec cette jeune chanteuse underground qui remplacera bientôt Maria Mercuriale. Les articles traitant de la scandaleuse vie secrète de la belle chanteuse ont été aussi explicites que l’ont permis les avocats du torchon qui les publient. Cela ne nuira pas à sa carrière bien au contraire. Mais cela dérange l’image d’Épinal que s’en était fait notre fan. Le mal est fait et la rumeur publique a enflé comme un ballon de baudruche s’agrémentant de détails croustillants de circonstance. Supposons que mon fan soit très riche et ait décidé de faire un exemple. Ceci m’amène au comment. Je veux un boulot sale, je veux qu’il souffre et que vous maquilliez vos traces par un incendie criminel. Je veux un exemple. L’homme n’est pas une huile corporatiste, la mission est facile et bien payée soit deux mille nuyens par personne. »

Dans le noir, Igor effectue un geste théâtral signifiant qu’il s’apprête à parler. Avant qu’il n’ait pu intervenir, M Johnson reprend.

« À ces conditions, j’aimerais ajouter le quand, une sorte de cadeau à mon employeur. Jouvence effectuera un concert privé dans un club matriciel demain soir entre huit heures et dix heures. Notre homme sera de la partie. Il doit mourir pendant la prestation. Comprenant que vous n’allez pas refuser un tel marché, je vous fais parvenir une avance de 30 % ainsi que l’adresse de votre futur compagnon de jeu. »

Igor répond avec un plaisir non dissimulé « qu’il en est ». Les trois autres gardent le silence. Qui ne dit rien consent ! Ils ont besoin de cet argent, besoin de ce travail. Ils le savent et M. Johnson le sait. Ce dernier consulte déjà son afficheur RA, tapotant son commlink. Les links d’Estrée, d’Igor et de Spaw vibrent de concert annonçant que la transaction est effectuée. Le jeune homme a du mal à cacher son enthousiasme. Plutôt que diriger ses pensées vers une question éthique à laquelle elle a répondu en franchissant la porte du bar, la chamane anticipe la réaction des deux vieux runners. Ils ont pris leur comptant de vies humaines mais ont toujours refusé d’accepter d’effectuer des contrats de meurtres purs et simples. Comme de vieux animaux traqués, ils ont chassés mais ne tuent pas par plaisir. Acculés, ils ne voient que la couleur du sang pour s’en sortir. Pourtant ils ne disent rien. Ils attendront d’être sortis du bar pour en parler.


Greg fulmine, répétant sans cesse que ça pue le piège à cons et qu’il n’aime pas être du côté des cons. Tous se taisent, ils se rendent bien compte que de faire venir deux runners inexpérimentés et deux autres dans la force de l’âge sort un peu de la procédure corporatiste habituelle. Igor ne se laisse toutefois pas démonter :

– Il l’a dit. Il veut un travail bâclé pour faire un exemple.

– Pour ça, tu demandes à un gang. N’importe quel Spikes te refait un portrait pour moins de 2 000 nuyens.

– Et tu proposes quoi ?

– Rien ! C’est bien ça le problème.

L’ork lève la main pour apaiser les tensions puis prend la parole :

– Si on résume une longue carrière dans les Ombres, les complications y en a pour chaque mission. S’ils ont pris une équipe de bras cassés, c’est sûrement pour éviter qu’on trouve quelque chose ni qu’on retourne trop la merde.

– C’est plutôt pour se débarrasser de nous rapidement par la suite. J’hésite entre une dénonciation à la Lone Star ou une autre équipe de runners.

La chamane ne parle pas beaucoup mais elle vient de faire mouche. La mission est immédiatement réévaluée à sa juste valeur. Le conciliabule dure encore quelque temps et tous se mettent rapidement d’accord sur nombre de points important comme celui de poursuivre la mission et de rester en vie. Savoir ce qu’a découvert le reporter constituera une garantie. Ne reste plus qu’à trouver le moyen de fuir une fois le meurtre commis.


Igor attend en bas de l’immeuble. Via la RA, il scrute le début du concert devant le club matriciel. En écoutant les diverses publicités, il en profite pour en apprendre un peu plus sur Jouvence. Les musiciens jouent tous sur synthlinks. En s’affranchissant de toute entrave physique, ils ont pu jouer et progresser alors qu’ils n’avaient à la base aucune formation. Les musiciens ressemblent plus à une équipe de runners recyclés en gardes du corps qu’à des elfes amateurs de musique acoustique. Seule la voix de sa chanteuse, Jouvence, a permis à ce groupe underground de sortir du lot et de devenir le numéro 1 du « top 40 » corporatiste. C’est Calice, un label amateur qui la produit. Depuis, Calice est coté en bourse et Horizon semble même intéressé par un rachat. S’il faut trouver le Fan, c’est plutôt vers ces deux là qu’il faudra chercher.

Huit heures, le concert commence. Igor entre dans la bâtisse puis monte d’un étage. Il fracture la porte en tirant une rafale. Cette dernière cède après un coup de pied. Le studio est impeccablement rangé, voire aseptisé. Au milieu du salon, le reporter est assis dans un fauteuil. Il lui tourne le dos. Le cerveau d’Igor tourne à cent à l’heure. Il y a quelque chose de pas normal. La cible semble morte. Oubliant toute prudence, il court, arme au poing, jusqu’au corps inanimé. Le jeune homme s’était imaginé une altercation mais la cible est peut être passée en réalité virtuelle complète. Igor pointe le canon de son arme sur la tête de l’homme et effectue un tour pour voir son visage. La panique le saisit. L’homme qu’il doit tuer a les yeux grands ouverts, l’écume aux lèvres comme un drogué en plein mauvais trip. Une peur irraisonnée saisit le jeune homme à la gorge. Inconsciemment, il sait que sa cible est morte de l’intérieur. Sa raison a éclaté mais il assiste toujours au concert. Igor voit apparaître sur son link un message de l’ork lui annonçant que sirènes et gyrophares arrivent avec 5 minutes d’avance. Par rapport au plan prévu, il ne lui reste que vingt secondes. Pourtant, mu par une force qu’il ne comprend pas, Igor débranche le commlink de sa cible et la secoue. Les hurlements du nain résonnent dans la tête du jeune homme. Il ne les entend pas et qu’importe le plan. Les lèvres d’Artie Lodge bougent. Igor ne comprend pas, son pouls s’emballe. Le plan change. Au lieu de tirer sur Artie, le jeune russe fait exploser la baie vitrée. Comme une carte de visite, il laisse une plume blanche maculée du sang de la chamane puis attrape le corps inanimé et saute par la fenêtre. Ses pensées vont vers Estrée, il espère qu’elle va pouvoir assurer. Les deux corps tombent. Le vent les entoure puis les maintient un court instant freinant leur chute. La masse d’air se condense puis s’embrase prenant la forme d’un aigle de feu. La chaleur est de plus en plus intenable allant jusqu’à tordre le béton. Le phénix récupère sa plume puis explose libérant de grandes spicules enflammées. Estrée s’effondre dans les bras du nain. Du sang coule de son nez et de sa bouche. Au même moment, des hommes de chez Doc Wagen ont repéré leur homme grâce à sa puce SIN. Greg et Spaw tentent de couvrir le jeune russe qui se traîne. Sa jambe est foulée, peut être cassée. Artie gît inanimé dans ses bras. Greg a coincé le corps de l’elfe sous son bras gauche et du droit tire de son arme automatique. Le recule l’empêche de viser. Qu’importe, cela empêche les assaillants de se positionner. Il recule et met l’elfe à l’abri. Son chargeur tombe, un deuxième le remplace. Sa nouvelle rafale fait exploser un bras dans une tempête d’os, de chair et d’acier. L’homme est recroquevillé sur lui-même, tenant pitoyablement un moignon sanguinolent à hauteur du coude. Une deuxième rafale éparpille le contenu de la boite crânienne du manchot. Le nain sourit, il marche au milieu des balles, il ressent cette montée d’adrénaline qui lui avait tant fait défaut. Du coin de l’œil, il voit Igor se faire tirer à couvert par l’ork. Le nain marche à nouveau parmi les Ombres. Le véhicule de Doc Wagon est désormais inutilisable. Greg continue de tirer, son deuxième chargeur tombe pour être immédiatement remplacé. Une première balle le touche à l’épaule. Puis une seconde… Son corps heurte le sol. Le nain meurt mais le sourire qu’il arbore reste vivace. Il est mort en courant dans les Ombres. Les larmes aux yeux, Spaw met fin à l’échange en faisant glisser cinq grenades.


– Il y a une signature astrale, elle est faible, je n’en ai jamais vu de semblable, mais elle est bien là. C’est un peu comme un sort permettant de manipuler les pensées ou les émotions. Je ne peux être plus précise.

– Il faudra bien que tu saches et puis je ne m’y connais pas très bien, mais le mage aurait dû être à sa portée pour faire un tel sort, fulmine Spaw

– Oui !

– Et il a assisté au concert, et personne n’était présent dans la pièce…

– Pourquoi pas un mage à portée de vue… ou de link, » demande Igor, sortant de l’ombre en boitant.

– Laisse tomber le link, même le dernier des crétins sait que les technomanciens ne peuvent manipuler le mana, » répondent l’elfe et l’ork de concert.

– Supposons qu’une jeune chanteuse le puisse ?


– Ça pue ! Votre homme bossait sur une histoire de meurtres pour récupérer des SINs et les trafiquer par la suite. Il semblerait que les meurtres soient un véritable travail de boucher et les falsifications un travail d’orfèvre. En grattant un peu, c’est une petite boîte nommée Calice qui l’aurait fait. J’ai eu ce nom parce que c’est l’argent de cette même corpo qui a payé à votre lobotomisé le contrat platine Doc Wagon.

– Et c’est sûrement encore cette même corpo qui nous a payé pour le liquider… répond l’ork pensif. Tu pourrais vérifier si les dates des transferts correspondent aux dates des articles de notre homme ?

Après un court laps de temps, le hacker acquiesce. Le visage amer, l’ork lui demande :

– Je te dois combien ?

– Considère que c’est un service posthume que je fais à Greg. Mais si tu veux un conseil, enterre cette histoire avec Greg.


Son visage n’est plus qu’une plaie. L’homme a perdu connaissance peu de temps avant que l’elfe ne soit partie. Igor, les mains posées sur le mur au papier peint doublé d’un inhibiteur de wifi, vomit son maigre repas dans un coin de la pièce. L’odeur rance de la bile est couverte par celle du sang du M. Johnson. Au début, l’intermédiaire corporatiste a bien tenté de les menacer. La perte de ses yeux l’a fait changer de ton. Puis un à un, ses doigts avaient pris un angle improbable. « Pourquoi » était la seule question.

L’ork pose une main poisseuse sur l’épaule du jeune homme. Ce contact suffit à le faire frissonner. Spaw lui fait savoir qu’il n’est pas obligé de rester mais l’humain se sent responsable. Comme s’il s’attendait à sa réaction, l’ork est déjà en train de saupoudrer les plaies de l’intermédiaire avec du sel. La douleur réveille le supplicié.

– Tu sais, j’ai tout mon temps. Et puis comme tu nous l’as fait remarquer, qui engagera des runners qui ont torturé leur contact ?

– Pitié…

– Pitié ? Mais tout ne dépend que de toi ! On reprend depuis le début. Surtout, tu m’arrêtes si je me trompe. C’est Calice qui t’emploie. C’est cette même Calice qui a monté de toutes pièces le scénario bidon de pédophilie matinée d’un peu de zoophilie, scénario révélé par Artie Lodge. Mais une petit boîte ne devrait pas jouer dans la cours des grands et notre défunt ami se rend compte qu’il a été dupé ou tente de faire chanter le label. Ça menace la cotation en bourse et / ou autorise le rachat par Horizon. C’est là qu’on intervient. On devait le zigouiller. Et c’est là que je ne comprends plus. Pourquoi une équipe de bras cassés, pourquoi envoyer Doc Wagon et pourquoi est-ce qu’il était déjà mort ?

L’homme émet un bruit qui pourrait faire penser qu’il sanglote. Parler le fait souffrir. Il gémit, il supplie puis, entendant l’ork se rapprocher, se met à hurler, à hurler comme s’il avait peur de ne pas être entendu.

– Pitié, je vais parler ! Mais, je vous en supplie, arrêtez ! Je ne sais pas comment ni pourquoi il est mort. Une vengeance de Calice comme vous l’avez dit. Moi, je ne suis qu’un intermédiaire. Mon rôle était de trouver une équipe de runners qui maquillerait sa mort en assassinat comme il y en a mille autres dans les Ombres. Mes ordres étaient qu’elle se fasse prendre ou, au moins, y laisse des plumes. Tout ce que je savais, c’est qu’il serait déjà mort et que personne ne devait remonter à sa mort…

– Tu te fous de ma gueule ? Ce que tu es en train de nous dire, c’est que malgré plus de 4 000 ans d’améliorations aussi constante qu’acharnée, Calice a pu trouver un nouveau moyen de tuer un homme. Elle s’en serait servi sur un de ses agents ou ennemis – on ne sait plus trop – juste pour satisfaire quelques instincts morbides. Et puis, comme un enfant pris en faute, elle aurait tenté d’accuser son voisin. Mais pour se cacher de qui ? D’un concurrent ? Horizon ?

– …

L’ork frustré rapproche la salière. Toutefois, Igor l’arrête. Pour lui, le silence de l’homme est plus éloquent que tout long discours. En se moquant, Spaw a vu juste. C’est au tour du jeune homme de prendre la parole.

– Non, il est plus que sérieux. Il manque des pièces mais ça se dessine. Artie a voulu être plus malin que Calice en fouillant le passé de Jouvence. C’est pour ça les meurtres et les SIN… Les SINs sont pour Jouvence, hein ?

– …

– Pas besoin de répondre. Et si une corpo cotée en bourse ne parvient pas à donner un SIN à sa chanteuse vedette c’est que cette dernière n’est pas humaine ni même métahumaine. Une IA ou un fantôme dans la machine peut être ?

– Tu veux parler de ces hackers qui se sont retrouvés piégés dans la Matrice pendant le crash de 64 ?

– Qu’importe ! Le plus important, c’est que Jouvence peut atteindre le cerveau humain au travers de la Réalité Augmenté sans que personne ne s’en rende compte, sans même provoquer de biofeedback comme le ferait une Contre-mesure d’Intrusion.

M Johnson se met à trembler, il supplie, tenant une litanie incohérente. S’ils s’en rendent compte, il mourra. Spaw regarde Igor et lui dit qu’il vaudrait mieux qu’il parte. L’ork est en train de déverser le contenu des jerricans quand l’humain referme la porte. Il se rapproche de l’elfe. À le voir aussi blafard, la jeune chamane blêmit. L’homme pense à lui proposer sa veste mais un frisson lui parcourant toute l’échine le dissuade.

« C’est fini. Et puis, il aimait bien que les runners finissent leurs missions par des immolations, alors… » Igor ne termine pas sa phrase, il regrette de l’avoir commencée.


– Vous savez, rien ne vous oblige à faire ça !

– On en a déjà discuté, Spaw. On a commencé ensemble et on finira ensemble, répond Estrée

– Merci …

– Pas de merci, et cette fois, on s’en tient au plan, Igor.

– Ils arrivent, réplique l’intéressé.

– Enterrons cette affaire avec Greg, conclut Spaw

– Ouais, on va flinguer notre petite sirène, renchérit Igor

La scène est courte. Les trois runners visent pour tuer. Dans un premier temps, les esprits enflammés de la chamane détruisent l’essieu du véhicule blindé. Le Striker de l’ork pulvérise le pilote et son collègue dans le même souffle. Le drone de défense tombe inanimé. Arrivé de derrière, Igor ouvre la porte arrière du fourgon. L’elfe et l’ork se rapprochent, arme au poing. Ils voient Igor se reculer et tirer plusieurs coups de feu quand ils entendent une voie cristalline se faire de plus en plus forte. L’ork tombe à genoux, les mains plaquées contre les oreilles. Dans la même position, Igor est saisi de tremblements. Du sang coule de ses oreilles. Son regard devient vitreux, les spasmes qui le secouent s’espacent. Estrée hésite à lui porter secours mais il est déjà trop tard. Son Hammerli au poing, elle découvre Jouvence et tire encore et encore. Puis seul le bruit sourd de la culasse tapant dans le vide se fait entendre. L’arme est vide. Dans le fourgon, Jouvence beigne dans une cuve remplie d’eau teinté de son propre sang. Le corps de femme terminé par sa queue de poisson gît sans vie. Estrée n’arrive pas à détacher son regard de la dépouille de la « petite sirène ».