L’homme aux plans

L’homme aux plans est la traduction de la nouvelle The Man with the Plans écrite par Dave Barton, parue en anglais sur le site officiel de Shadowrun.

Je suis devenu invisible et intangible. Personne ne me voit plus. Je continue à faire mon boulot, mais ça ne change rien, ça ne profite plus à personne. Plus maintenant.

Mais j’aime toujours la mer et le bercement des vagues. Au Bleached Whale, ils se marrent et disent que Monty Crane a le mal de terre, et ils ont raison. Vancouver me donne envie de gerber. Je ne me sens bien qu’une fois sur mon bon vieux bateau lorsqu’il sort de la baie.

Je suis invisible. Mes yeux sont braqués sur l’horizon, mes mains tiennent la barre, ma bouche reste muette, seul dans ma petite cabine de pilotage. Et à l’extérieur, mes passagers discutent comme si je n’étais pas là.

« Ce que je dis c’est : pour ce que j’en ai entendu, Skunk ne prendra pas d’argent, » disait le type qui pensait être leur leader, un ork à la peau grêlée. A n’en pas douter, le reste de son corps était infesté de métal. Quelques traces d’un accent de Seattle, je pense. J’ai eu une vieille impression de déjà vu. Mais il avait raison : Skunk ne prendrait pas l’argent. L’argent ne sert à rien dans le Marais. Je savais ce que voudrait Skunk, et je savais que ce ne serait pas joli. Ce n’était pas une simple impression de déjà vu. J’avais vécu ça autrefois. Trop souvent. Peut-être devrais-je les prévenir ?

« Comme ça, on économise une partie de notre propre paie », grogna son ami humain, un punk amérindien au manteau garni de couteaux. « Ça me va bien comme ça. »

La fille elfe avait le teint verdâtre. Elle me plaisait bien, mais qu’est-ce que je pouvais faire pour elle ? La mer était un peu agitée ce matin là et il valait mieux être dehors sur le pont qu’enfermé dans la cabine.

« Et moi je dis qu’il doit bien y avoir une autre façon de –  » sa voix s’était transformée en un murmure rauque tandis que ses yeux regardaient dans ma direction  » – d’obtenir les plans de l’endroit. » Son inquiétude n’avait pas de raison d’être. J’aurais pu remplir les blancs même sans mon oreille bourrée d’électronique. Je sais comment ça se passe avec Arty Skunk. Je suis là depuis le début.

Un nuage d’embruns vint frapper la fille elfe en plein visage. Elle eut un haut-le-cœur et se plia en deux, la main sur la bouche. Mais elle aurait préféré se damner plutôt que de ne pas finir : « Je n’aime pas ce que j’ai entendu dire à propos de ce type, Skunk – » elle fit une pause, le temps de repousser la nausée  »- et je ne préfère pas penser à ce qu’il pourrait nous demander en échange. »

Je m’autorisais un léger sourire, sachant que ma vieille barbe mal taillée le dissimulerait. Un shadowrunner avec des restes de moral. C’était original. Agréablement naïf. Je me suis dit que ce mode de vie devait être nouveau pour elle et qu’elle n’irait pas très loin avec ce genre de bagages. Ça et la pitié.

Un peu plus loin, leur hacker était assis en tailleur à la proue du bateau. Il agitait ses mains dans les airs, comme l’un de ces mordus de Taï Chi dans le parc de Chinatown, sauf que ses mouvements étaient dix fois plus rapides, jonglant avec des écrans d’informations et des signes que lui seul pouvait voir. Je jetais un coup d’œil aux points de repère et aux signes que moi seul peux voir. Derrière nous, sur la droite, les murailles de l’aérodrome fortifié disparaissaient dans les brumes matinales. Les courants brassaient la vase. Il était temps de virer à bâbord toute et de suivre ce qu’il restait de la côte. Et dans quelques secondes…

Comme prévu, le hacker hurla un « Putain, merde ! » et agita ses poings dans le vide. Il se leva et se dirigea vers moi à grands pas.

« Plus de signal ? C’est quoi cette merde ? » cria-t-il à travers la vitre. Je secouais la tête et lui criais en retour : « Hé ! Vous n’en n’aurez pas non plus trop dans le Marais ». Quelques zones par-ci, par-là, mais j’ai peur que les relais sans fils ne soient pas une priorité. »

Il jura, et les autres tripotèrent leurs commlinks pour confirmer ce que leur camarade venait de découvrir. Ils allaient bientôt pleurnicher et râler comme des gamins à qui on a volé leur jouet.

« Pourquoi est-ce qu’on s’éloigne tant ? On voulait aller au Sud, pas à l’Ouest ! » hurla l’ork. Un avion cargo de Wuxing choisit ce moment pour passer au-dessus de nos têtes, poursuivant sa descente en spirale vers l’aérodrome de Vancouver derrière nous. Curieusement, il ne se dirigeait pas directement vers leurs installations.

Espèce de petit punk. Tu crois m’apprendre mon boulot ? Je laissais échapper un soupir entre mes dents serrées.

« Le chemin est plus sûr. Il y a plein de Rangers et de patrouilles frontalières le long du Marais. Ils cherchent les ennuis et les contrebandiers. On a de la chance qu’ils ne nous aient pas déjà arrêté quand on l’a longé. »

De la chance, et dix années à faire la navette avec ce vieux bateau de pêche. Ils m’ont arrêté tellement de fois qu’ils me foutent maintenant la paix à condition que je m’en tienne à cet itinéraire. Ils n’ont jamais suffisamment cherché pour trouver les compartiments dissimulés sous la coque. Heureusement, sinon ça aurait été une toute autre histoire.

Ils ne dirent plus rien pendant un moment, se contentant d’observer les environs. J’ai cru que l’elfe allait se mettre à pleurer quand la Digue a été en vue. Même l’ork a eu du mal à la regarder sans sourciller. Je me rappelle de l’époque où la Digue était encore un symbole d’espoir. Que Dieu me pardonne. C’est un peu comme si j’avais mis ces têtes là moi-même.


Ça faisait plus de dix ans maintenant que Mère Nature avait frappé la zone de Richmond au moyen d’un tremblement de terre hors normes. Nous avons tous pensé qu’il n’était pas d’origine naturelle. L’aérodrome situé au Nord s’en était sorti avec quelques lézardes, et comme vous pouvez vous en douter, les corpos n’ont pas perdu de temps pour les colmater. Mais Richmond, coincé sur le sable entre deux bras de la rivière Fraser, n’a pas eu cette chance. La plupart des bâtiments sont tombés en morceaux. Quelques années et un nouveau tremblement de terre plus tard, et le sol avait subi plus qu’il ne pouvait en tenir. Il s’affaissa de plusieurs mètres, laissant l’eau s’engouffrer de toute part pour envahir ce qui restait encore debout.

Après le premier tremblement de terre, la plupart des survivants avait fui vers les districts avoisinants. Quant aux plus malins, ou plus riches, ils avaient finalement quitté la zone. Les dirigeants des Crows des Cascades s’étaient acquittés d’une danse des morts puis s’étaient lavés les mains de toute cette tragédie. « Il n’y a plus personne, » affirmaient-ils. « Il n’y a plus rien à voir ». C’était faux, en particulier à la frontière du district. Certains n’avaient pas les moyens de partir (les compagnies d’assurance amérindiennes invoquèrent la clause de « catastrophe naturelle » et vendirent leur âme au diable ce jour là), d’autres ne voulaient pas partir, et dans ce monde, certaines personnes sont attirées par la souffrance, comme les mouches sont attirées par la merde. A cela, il avait fallu ajouter les Shedims : un véritable cauchemar. Toutes les victimes de Richmond ne choisirent pas de rester couchées dans la mort.

Il y a six ans, peu de temps avant le Crash de 64, j’avais emmené une autre équipe de shadowrunners par le même itinéraire. Avec le même bateau. Je me souviens encore qu’il y avait aussi un ork qui prétendait être en charge de la bande. Je crois que son nom était Razor. Tout du moins, c’était le nom qu’il m’avait donné. Je ne me rappelle plus trop bien des autres, mais ce sont eux qui ont donné à Arty Skunk sa grande idée. C’est ce jour là que Skunk a eu cette lueur dans le regard.

Razor n’était pas natif de Vancouver non plus, bien qu’il prétendait le contraire. Je pense qu’il n’y était pas arrivé depuis longtemps. J’avais le sentiment qu’aucun d’eux n’y était depuis longtemps. Ils avaient pas mal discuté de leur visite du Vancouver Ridge dans Downtown. A cette époque, ça n’était ouvert que depuis un ou deux ans, mais je ne pense pas que ça ait changé depuis, même après que tant de gens ait perdu de l’argent au cours du Crash. Trois kilomètres des magasins, bars, restaurants et casinos les plus chers du Conseil du Salish-Shidhe. Des piscines, un aquarium, un arboretum dans le hall principal, des salons de beauté et de massages, des galeries d’art, tout ça sous le même toit. Vous voyez le genre. La preuve que le Groupe de Prospérité du Pacifique pouvait promouvoir le glamour et le raffinement même au sein du CSS et de ses amoureux des arbres. Et une gifle pour tout ceux qui tentaient de reconstruire Richmond à moins de quinze kilomètres de là.

Je me rappelle de notre approche du Marais ce jour là. Les conversations qui s’étiolaient et les sourires disparaissant des visages. Un sacré contraste avec le Ridge. Quand je suis rentré dans les terres à l’extrémité Sud de la Digue, ils virent les survivants émaciés pataugeant dans l’eau. Une longue chaîne d’entre eux, harcelée par les mouches, entassant des carcasses rouillées de voitures sur des tas de branches pourrissantes. Il était tentant de croire qu’ils se traînaient comme des zombies, mais dans cet endroit, il était préférable de bien différencier les presque vivants des morts trébuchants.

Je me rappelle la question de Razor : « Que font-ils ? »

Je lui ai répondu : « Ils construisent la Digue. Ils croient qu’ils peuvent assécher Richmond. »

Alors que nous passions auprès d’eux, ses amis et lui ont regardé la scène d’un œil amer. De gigantesques banderoles improvisées étaient déployées sur la Digue, à l’attention des cadres bien portants volant vers l’aérodrome tout proche. « Si vous ne le faites pas, nous le ferons ! » disait l’une d’elles. D’autres étaient moins polies. Je me rappelle de Razor et de ses amis se crispant à la vue d’un homme tenant un fusil d’assaut, debout sur un toit émergeant des eaux croupies. Un deuxième homme armé le rejoignit.

« On reste calme ! » leur dis-je.

« C’est qui ces mecs ? » demanda le jeune type aux étonnants cheveux blancs.

« Vous allez rendre visite à Arty Skunk ? Et bien ces hommes sont les siens, et la Digue est sa grande idée. Il y a pas mal de bandes de crocos qui se feraient un plaisir de venir chasser au milieu de ses gens si les hommes d’Arty n’étaient pas là. Mais nous n’avons rien à craindre. Ils connaissent ce bateau, alors ne jouez pas les trouble-fête. » Razor approuva d’un air entendu. Peut-être que lui-même avait dirigé une communauté fut un temps.

J’avais été payé (et plutôt bien payé – ils n’avaient pas vraiment cherché à marchander) pour emmener la bande jusqu’au QG d’Arty : le toit d’une ancienne école à moitié immergée, pas très loin de la Digue. « L’usine Skunk » comme les gens l’appelaient ici. Le petit foyer communautaire d’Arty.

Je me suis dit qu’il était préférable que j’y entre avec eux. Un visage familier les emmènerait jusqu’à la « salle du trône » d’Arty et ferait les présentations. J’étais presque plus inquiet pour Arty que pour eux ; ils avaient l’air de cobras.

« Nous avons entendu dire que vous aviez fait l’acquisition des plans du Vitus Grand Hotel, » commença Razor.

C’était donc ça. Le VG était l’un des hôtels les plus chers au monde. L’ultime extravagance se dressant à l’extrémité du Vancouver Ridge. Le genre d’endroit où l’on vous ignorait si vous n’aviez pas les moyens de vous offrir une suite. Si ces types planifiaient de s’en prendre au VG, alors c’est qu’ils jouaient vraiment dans la cour des grands. Mais Arty n’était pas du genre à se laisser intimider. Il était lui-même impérieux et intransigeant.

« Nous avons l’intention d’y déposer une réclamation. En quoi vous intéresse-t-il ? »

Je me suis demandé quelle sorte de réclamation il envisageait. Le VG attirait déjà toutes sortes de jalousies, de moqueries et de graffitis – dans la rue, on l’appelait le « VITAS Grand1 » – et ainsi de suite. Mais le VG était bien trop somptueux et classe pour se soucier des petits plaisantins. Et bien trop sécurisé pour que les sbires d’Arty s’y attaquent. Au début, ça m’avait étonné qu’il ait réussi à s’en procurer les plans. Les riches entrepreneurs des Cascades avaient tendance à payer grassement pour maintenir les détails de leurs propriétés loin des yeux du commun des mortels. Mais il y avait toujours quelques amérindiens bien établis éprouvant de la sympathie pour les malheureux habitants du Marais. Et Arty était du genre à capitaliser sur la culpabilité des bourgeois.

Les shadowrunners semblèrent mal à l’aise. A nouveau, Razor prit la parole.

« Nous sommes prêt à payer un bon prix pour les avoir. »

Je me rappelle d’Arty regardant fixement l’antique datapad dans ses mains. C’est à ce moment que j’ai vu cette lueur dans ses yeux.

« L’argent n’a pas beaucoup d’utilité par ici, » a-t-il aboyé. « Par contre… des armes de qualité et des gens qui savent d’en servir… ça, ça peut me servir. »

Je doutais qu’Arty soit la seule source à leur disposition pour obtenir les infos dont ils avaient besoin. Mais avec lui, l’info serait sans risques : la cible ne serait pas alertée. Je pouvais lire la même idée sur le visage de Razor.

« Je vous écoute, » lui répondit-il.

« Il y a un gang qui terrorise mon peuple. » (Mon people ? L’homme ne manquait pas d’ego !). Ils se font appeler les Crocs. King Croc est un troll. Et il y a aussi ses deux lieutenants, dont l’un est un shaman. Ils ont un nid pas très loin d’ici. Rapportez moi… leurs têtes… et en échange, je vous fais cadeau des plans. »

Les sbires d’Arty ont échangé des sourires et des hochements de tête entendus. Les shadowrunners eux aussi ont échangé des regards, et ont demandé quelques instants pour discuter de l’offre entre eux. Je me tenais à l’autre bout de la pièce, osant à peine respirer. Personne ne regretterait de voir les Crocs recevoir ce qu’ils méritaient. J’avais entendu beaucoup de choses à leur sujet : les enlèvements, la drogue, les viols, les destructions, la magie noire. Et bien pire encore. Les Crocs constituaient une menace, mais ces types là semblaient à la hauteur. Oui, je me rappelle nettement avoir souhaité que mes passagers acceptent le marché. A voir l’animation de leurs messes basses, je devinais qu’ils n’étaient pas certains de vouloir accepter. Ils posèrent tout un tas de questions à propos du gang et de ses crimes, et demandèrent à jeter un œil aux plans pour s’assurer que c’était bien ce qu’ils étaient venus chercher. Finalement, Razor s’avança à nouveau.

« Marché conclu, » dit-il.

Je n’avais pas envie de mettre en danger mon bateau, et Arty était bien trop content de leur proposer l’un des siens. Je me suis dit que j’allais traîner dans le coin en attendant. S’ils revenaient vivant, ils auraient payé pour un aller-retour. Quoiqu’il en soit, je pouvais difficilement partir sans voir comment tout ça allait se terminer.

Après leur départ, Arty Skunk se dirigea vers moi et m’entraîna sur le toit adjacent. « Monty » et un brusque signe de tête étaient tout ce dont il était capable comme forme de salutation. Puis il s’arrêta et se tourna vers moi. « Tu crois qu’ils s’en sortiront ? » me demanda-t-il, sans me regarder dans les yeux.

J’ai haussé les épaules. « J’imagine qu’ils ont vu pire. »

Et ça devait être le cas, car ils furent de retour dans la demi-heure suivante, presque sans une égratignure. Une grosse tête et plusieurs corps étaient entassés à la proie du bateau. Mais ils n’avaient pas ramené que les gangers. Il y avait également six victimes traumatisées blotties les unes contre les autres, et le corps sans vie d’une septième – une petite fille. Je n’osais même pas imaginer combien de temps ces gens avaient du croupir dans leur propre saleté dans une cage sous le nid de King Croc, ni le genre d’abus qu’ils avaient du endurer. A cet instant, j’étais prêt à n’importe quelle faveur pour Razor et ses amis, mais ils semblaient prêts à se contenter d’un retour jusqu’à Granville Island avec leurs précieux plans. Tandis que je les accompagnais jusqu’à mon bateau, j’ai jeté un œil vers le toit. La tête adipeuse de King Croc, dont le sang continuait de s’écouler par le cou flasque, me dominait de son nouvel emplacement. Arty Skunk, les dents serrées en un sourire dément, sciait avec difficulté la tête du shaman à l’odeur fétide.


Il avait eu six ans pour ramener Richmond dans le 21^ème^ siècle ! Perdu dans mes souvenirs et tout à ma haine, je n’ai pas vu venir une grosse vague qui frappa le bateau de plein fouet, et l’elfe s’allégea de son petit-déjeuner par-dessus le bastingage.

Skunk ne mit pas longtemps à comprendre qu’il tenait là quelque chose. Et ça ne lui prit pas non plus longtemps pour s’imposer comme celui à qui s’adresser pour obtenir des plans de Vancouver. Puis il y eut le Crash qui ruina beaucoup de gens et détruisit beaucoup d’informations. Et la valeur du stock de Skunk prit une nouvelle dimension au marché noir.

Je lui ai amené bien d’autres shadowrunners depuis Razor et ses amis. J’ai entendu quelques arguments valables. Mais au final, presque tous ont accepté de payer le prix demandé par Skunk. Bien sûr, il aurait pu demander du cash – depuis toujours, il aurait pu – mais il obtenait de bien meilleurs marchés autrement. Arty Skunk ne dirige plus l’extrémité Sud Ouest du Marais – il dirige toute la zone à présent, ou presque, et il terrorise tout le monde. Pourtant, il y a toujours des bandes de crocos dans le Marais. Il y a toujours des drogues et des crimes, des maladies et des esprits tourmentés. La Digue n’a jamais été finie, et aujourd’hui, ce n’est rien de plus qu’une vitrine où l’autoproclamé Homme aux Plans exhibe ses macabres trophées.

Le bateau était ballotté par la mer agitée. Le vent tournait et la brume se dissipait. Les mouettes poussaient leur cri perçant et se chamaillaient dans notre sillage. Mes yeux étaient inlassablement attirés par l’elfe, misérablement accrochée au bastingage, le regard errant sur les décombres émergeant des eaux.

Je n’ai eu un partenaire en affaires qu’une seule fois dans ma vie : une jeune ork astucieuse qui vouait à la mer le même amour que moi et qui se faisait appeler Sounder. Ça n’a pas marché. Elle était trop bavarde pour moi, et je n’étais pas assez ambitieux pour elle. Nous avons décidé de nous séparer sans rancœur, et c’est lors de notre dernier voyage ensemble, alors qu’elle se reposait appuyer contre le bord – à l’endroit exact où se tenait l’elfe à l’instant présent – que Sounder m’a demandé de but en blanc :

« Qu’est-ce que tu veux faire de ta vie, Monty ? »

Je lui ai répondu : « J’économise pour acheter un petit bar au bord d’une plage dans un endroit chaud, loin d’ici. »

Sa réplique ne se fit pas attendre : « Et combien ça vaut un truc comme ça ? »

Sounder adorait poser des questions dans ce genre, à double sens. Pour une raison ou une autre, cette question me revient sans cesse.

J’ai coupé les gaz et le bateau a commencé à dériver avec le courant.

« Hé, qu’est-ce qu’il se passe ? » siffla le hacker. « Tu essaies de nous faire un mauvais tour vieil homme ? ». Il dégaina un pistolet lourd.

Je sortis de ma cabine leur faisant signe de mes mains de rester calme. « Je pense qu’il y a quelque chose que vous devez savoir à propos d’Arty Skunk. »

« Et de quoi s’agit-il ? » dit l’elfe qui semblait reprendre des couleurs.

« Arty Skunk est une ordure. Et il s’est hissé là où il est aujourd’hui en faisant tuer ses ennemis par des gens comme vous pour de misérables fichiers. Il aurait pu régler tout ça depuis longtemps. Mais il ne l’a pas fait. Il ne le fera jamais. »

L’elfe regarda ses compagnons d’un œil perçant, puis coupa court : « Et alors ? »

« Redémarre le bateau vieil homme, » dit l’ork d’un air menaçant.

« Ecoutez-moi. Faites ce que vous avez à faire. Récupérez vos plans. Mais quand vous quitterez l’usine Skunk, je veux que vous fassiez quelque chose pour moi. »

Ils rirent en regardant le vieux rafiot de pêche sur lequel ils se trouvaient.

Je devinais leurs pensées. « J’ai mis de côté un joli magot ces dernières années. A peu près vingt milles nuyens. »

« Contrebandier à la petite semaine, hein ? » ricana l’amérindien. « Tu caches ton trésor dans une grotte depuis le Crash ? »

« L’argent est à vous si vous tuez Arty Skunk avant de partir. »

Ça y est. C’était sorti. Les cartes étaient sur la table. Le poids sur ma poitrine semblait déjà plus léger. Juste pour l’avoir dit.

« Oh, le vilain vieil homme, » ricana le hacker. « Que va penser de toi Monsieur Skunk, hein ? »

Un frisson parcouru mon échine. Pauvre fou. Ils te pendront ton argent de toute façon. Ils te tueront ou menaceront de tout répéter à Skunk.

« Hé, attendez une minute ! » les interrompit l’elfe. Splendide jeune fille elfe. Donne moi l’envie de croire encore en mon prochain.

« Ça fait beaucoup d’argent vieil homme. En fait, plus que ce que nous sommes payés pour ce boulot, » dit-elle en regardant les autres. Ils concédèrent le point d’un léger hochement de tête. « Est-ce que tu es sûr de toi ? Ça mort à tant de valeur à tes yeux ? »

Elle avait des yeux enchanteurs. J’ai commencé à penser qu’elle jouait avec mon esprit, pinçant mes émotions telles des cordes pour en écouter la mélodie. Ça me dérangeait un peu, mais la vérité était que je souhaitais que quelqu’un sache ce que je ressentais, ce que je cachais derrière cette barbe.

« Ça a beaucoup de valeur pour eux, » dis-je en désignant la côte d’un signe de tête.

« Eux ne nous intéressent pas, » dit l’ork. Mais je l’avais observé depuis le début du voyage, et ça ne prenait pas avec moi. Peut-être voulait-il jouer les durs devant le hacker et le punk amérindien ? Je me suis accroché à cet espoir, et j’ai tenté de lui faciliter la tâche :

« Alors intéressez-vous à l’argent. Laissez-moi le soin de m’intéresser à eux. »

Apparemment, je n’étais plus si invisible à présent. Les runners échangèrent des regards pendant quelques instants, sans prononcer un mot. Au début, j’ai cru qu’ils soupesaient l’affaire par de simples expressions faciales, et puis je me suis rappelé de ses réseaux personnels sans fils que les runners partagent de nos jours. Des zéros et des uns étaient en train de décider de mon destin.

Finalement, tous les yeux se tournèrent vers l’ork. Je suppose qu’après tout, c’était bien lui qui dirigeait la bande.

« Marché conclu, » dit-il.

1 (NdT) Il s’agit ici d’un jeu de mot impossible à traduire en français. La traduction française de VITAS est SIVTA, la tristement célèbre maladie qui fit tant de morts lors du siècle écoulé.