Brise-glace

Je vais mourir, comment est ce que j’ai bien pu en arriver là ?


Deep Blue et moi, on devait organiser un Gauntlet, c’est-à-dire une opération de vente au marché noir en trois étapes : acquérir un monopole sur une marchandise rare et d’un prix moyen, faire grimper artificiellement la demande, vendre lorsque le prix crève le plafond. La partie difficile, comme toujours, c’était d’agir sur la demande…

Pour ça, on avait un programme expérimental pour court-circuiter les cotations de la Bourse, un truc super chaud d’après Deep Blue. Un truc tellement chaud qu’il y avait forcement quelqu’un d’important derrière l’opération. Mais ma part représentait tellement de thune… j’ai dit oui.

Ensuite, on a rempli des containers entiers avec des caisses et des caisses de came. On était devenu les seuls à en avoir dans tout le Pacifique. Je suis allé à Hong Kong pour attendre la phase 2, la flambé des prix, et passer à la phase 3 : la revente. Le Jackpot.

C’était en 2064. Lorsque Deep Blue a lancé sa passe sur la bourse de Hong Kong, toutes les lumières se sont éteintes. C’était le Crash. Tout le réseau est tombé en rideau, à travers la planète entière. Hong Kong a subi le choc de plein fouet. J’ai jamais vraiment compris ce qui s’était passé, une guerre de Megacorporations qui tournait mal ? Une Intelligence Artificielle qui déclarait la guerre au genre métahumain ?

Quand la panique s’est calmée, les flics m’avaient pris. Avec un container de substances chimiques de classe A. Et je suis allé en prison, sans retourner à la case départ, et donc sans toucher les 20 000 nouveaux yens. Pendant 6 ans.

Le pire, c’était le quartier spécial des magiciens. Enfermé dans une pièce noire, avec la Cagoule sur la tête. Les matons devaient surtout s’assurer qu’ils ne se suicident pas, tellement ils voulaient « s’évader ». En 6 ans, il y en a deux qui ont réussit, j’ai jamais voulu savoir comment ils avaient pu se tuer sans bouger les mains, aveugles, sourds et muets à cause de la Cagoule.

J’ai déjà réussit à oublier la taule. Mais pas le quartier des magiciens. Ni mon entretient avec Monsieur Hu Shun Lu :

– Monsieur Nissan Gorokou ?

– Matricule 2356.

– Je vous demande pardon ?

– Matricule Ni – San – Go – Roku. C’est du japonais, vous êtes dans une prison Yakashima, ici. 2356 c’est mon matricule. Je lui montrais le code barre sur mon bras gauche.

– Oh. Je vois. Et quel est votre nom ?

– Matricule 2356.

– …

– Et qu’est ce que vous voulez ?

– Mais, … vous faire sortir de prison.

Et il a tenu parole. Je suis sorti de prison. Mais il y avait une condition, bien sûr. Deep Blue n’avait jamais été pris. Jamais fait de vagues. Jusqu’à il y a trois jour. Et maintenant, je devais l’arrêter, avant qu’il ne lance une attaque terroriste sur la Matrice 2.0 de Hong Kong !

Je me suis demandé si ça valait la peine. Mais pas longtemps. J’ai dit oui…


Saloperie, qu’est ce que c’est que ces trucs ?

« Achetez le Cougar Finelame ! Élu meilleur poignard de combat des Guerres du Désert de 2067 ! »

« Mon amour, viens ! Je t’attends… »

« Votre commlink est infecté par un cheval de Troie ! Achetez sans attendre notre Firewall VaulTeck Immolator 3.0 ! Le meilleur du marché, pour le meilleur prix ! »

Mon champ de vision était envahit d’images, d’hologrammes. Mes écouteurs étaient saturés de messages publicitaires. Comment font les passants pour voir où ils marchent dans cette cacophonie ?

« Un coup de barre ? NERPS, et ça repart ! »

« Allez chérie, viens ! »

« Les restaurants UniFood KumLAW sont ouvert 24/7/365… »

J’ai éteint mon commlink, et essayé de faire le tri dans ma mémoire tampon. Tient, c’est une idée ça, je vais me prendre le couteau… Il parait que ces lames affinées sont garantie avoir un tranchant monomoléculaire, coupant comme du diamant. C’est toujours utile.

Il m’a fallu 20 minutes pour comprendre comment paramétrer le firewall pour ne pas avoir ces conneries qui apparaissent tout le temps dans mon champs de vision. À ce moment là, mon commlink était tellement infecté par des agents publicitaires/espions que j’ai du le jeter et en racheter un autre ! Et j’avais à peine posé le pied en Amérique !

Janvier 2070, et le Space Needle était toujours là, visible depuis la baie d’Elliot avec ses 182 mètres de haut, dominant la plupart des immeubles du centre ville. Le plus vieux symbole de Seattle résistait encore et toujours aux projets d’aménagements urbains. Quand à la pyramide de l’Arcologie de Renraku, elle était en vue depuis qu’on avait dépassé la Péninsule Olympique pour entrer dans le bras de mer de Puget, du haut de ses 960 mètres. La seule chose qui la dépassait encore, c’était la forme sombre du volcan Rainier, réveillé par la magie des Danseurs Fantômes pendant la guerre d’indépendance des amérindiens d’origines, en 2016. Il laissait échapper une fumée noire, comme pour saluer un revenant.

Et je devais en être un ! Dans tous les bars où je suis allé, dans toutes les boîtes underground, dans les squats des zones péri-urbaines laissées à l’abandon depuis 30 ans, il n’y avait personne que je reconnaissait. Le train du monde avait continué à rouler sans moi, écrasant presque tous mes contacts sous ses roues.

Quand j’ai entendu un petit jeune, avec une prise de donné rutilante sur le crâne, parler avec stupeur et tremblement de la plus vieille légende de la Matrice : Fastjack. J’ai repris espoir, le Crash n’avait pas emporté tout le monde avec lui. Il restait de la place dans les Ombres pour un dinosaure.

Et j’ai retrouvé Deep Blue. Dans ce quartier pourri, au fond des Désolations de Puyallup, dans les restes couverts de cendres d’un bled sur le flan du volcan. Il avait mis sa signature sur la porte de la cave ! Après 6 ans, il était toujours aussi mégalo.

En bas des escaliers, j’ai entendu une sorte de grattement, et puis la puanteur m’a vraiment pris à la gorge. L’odeur de la charogne. Alors je l’ai vu, assis dans son fauteuil d’hôpital, avec ses perfusions et ses biomoniteurs. Tout son attirail conçu pour le maintenir en vie pendant que sa conscience se baladait sur le réseau, des semaines, des mois, sans se débrancher. Sauf qu’il était mort. Les réserves de ses perfusions étaient entassées autour du fauteuil, vides. La mémoire des biomoniteurs indiquait que son cœur avait continué à battre pendant plus de 5 ans après que ses ondes cérébrales se soient arrêtées.

Son esprit était mort pendant le Crash, emporté dans l’effondrement de la Matrice 1.0. Mais son corps avait survécu, obstinément alimenté par son système de survie, pendant toutes ses années…

J’ai entendu un bruit de pas derrière moi, je me suis retourné. Je ne l’ai pas reconnu tout de suite. Il faisait sombre. Et peut être aussi que je ne voulais pas vraiment y croire…

– C’est toi, Chase ?

– Deep Blue ?

Le type devait mesurer 2 mètres, avec un vrai corps de rêve engoncé dans une armure moulante. Prêt pour les Jeux Olympiques. Mais il avait la peau bleue, un bleu profond que je connaissais bien : c’était l’avatar matriciel de Deep Blue. Mais il n’existait que dans l’illusion de la Matrice. C’était impossible.

– Deep Blue, qu’est ce qui se passe ?

– La passe continue, Chase. Les hackers de la bourse de Hong Kong m’ont piégé dans un espace virtuel. Mais j’ai upgradé mon Avatar pour terminer la passe. Ils ont changé tous les chemins d’accès. Mais j’ai trouvé la parade. Maintenant, je vais aller sur le node de la bourse, et je vais lancer le programme. Il a rit, un rire de gamin, un rire de dément.

– Deep Blue, l’opération est terminée. Depuis 6 ans. Tu es mort.

– Non. Ils ont cru m’avoir avec leurs contre-mesures. Mais je me suis caché, j’ai upgradé mon avatar. La passe peut encore réussir.

– Mais écoute ce que je te dis ! Ils m’ont envoyé après toi ! Ils savent que tu es revenu, les Esprits savent comment, et ils te veulent. Ce programme que tu as, il a disparu depuis 6 ans, ils n’ont jamais pu le refaire. Et ils le veulent maintenant. Il n’y a plus d’autre mission.

– Tu n’es pas Chase ! Tu es une contre-mesure, c’est ça ? Son visage se tordit horriblement.

Et puis son bras s’est ouvert, pour laisser apparaître un canon. Un cyberflingue ! Mes réflexes avaient beaucoup souffert en 6 ans passés derrière les barreaux. J’ai seulement pu éviter les deux premières balles de la rafale. Le choc de l’impact m’a fait valser contre le mur du fond. Mon bras gauche était inerte, mon épaule ruisselait de sang.

Je me suis jeté à couvert pendant qu’il recommençait à tirer, vidant son chargeur dans le béton pourri du mur. Et dans les périphériques du biomoniteur éparpillés autour de moi. J’avais du mal à rester conscient. Bientôt, tout était en pièce, même le mur.

C’était peut être ma seule chance de sortir d’ici. Je pris mon flingue, et je vidai mon chargeur dans le coin le plus amoché du mur. Le trou élargi par les balles explosives était juste assez grand pour que je puisse passer. Bien, il ne me suivrait pas. Je sautai à travers le trou.

Derrière le mur, il y avait un tunnel de maintenance relié aux égouts. Les grattements que j’avais entendus en descendant venaient de là, je les avais complètement oublié. Dommages. Le tunnel était occupé par une dizaine de goules. Ces charognards aveugles avaient sentit le cadavre de Deep Blue à des kilomètres. Ils grattaient sans doute le mur depuis des heures, ou des jours, pour manger son cadavre.

Et maintenant, ils m’avaient moi. Avec mon bras en charpie qui puait le sang frais à plein nez, et mon chargeur qui était vide. Cette fois ci, c’est terminé. Je vais mourir.

Mais tant que je bougerais, je me battrais pour rester en vie. Il est temps de voir si le Cougar Finelame coupe aussi bien que le prétends la publicité…


– Puma 6 au rapport. Le biomoniteur interne indique que les signes vitaux du Furet se sont arrêtés, les drones ne captent plus de coup de feu.

– Bien reçu, Puma 6.

Le commandant Hu Shun Lu vérifia les vidéos des différents drones espions lâchés dans la zone des Désolations de Puyallup. Puis il prit contact avec le tireur d’élite de l’unité.

– Aspic, vous avez la porte de cette cave en visuel ?

– Affirmatif, Aigle. Il y a une ombre qui remonte de là-dessous.

– Identifiez-le, Aspic.

La vidéo parvint en temps réel : c’était le hacker. Il avait biosculté son corps pour reproduire son icône. Leurre ou original, on allait vite être fixé.

«  Aspic, abattez-le. »

Le cerveau de Deep Blue fut transpercé par la balle du sniper, entrant par le haut du crâne, et sortant par la mâchoire. Idéal, la mémoire de ses implants cérébraux serait conservée pour l’analyse des techniciens. Bien.

– Puma 1, prenez 5 hommes et allez voir ce qu’il reste la dedans.

– Affirmatif, Aigle.

– …

– Il y a des goules dans tout le sous-sol, Aigle. Il y a un groupe qui a l’air de manger quelqu’un là-bas.

– Puma 1, nettoyez moi ça !

Après quelques coups de feu, les goules s’enfuirent en emportant ce qu’elles purent. Sur la vidéo en temps réel, Aigle vit les dernières traces de Kevin Chase, le matricule 2356 : les restes à moitié dévorés de son bras gauche, avec le code barre de la prison, et le traceur sous-cutané qui les avaient conduit jusqu’ici.

– Puma 1, préparez les charges explosives et remontez, la mission est terminée.

– Affirmatif, Aigle.


Le docteur Aberdeen jeta un regard par la fenêtre de son bureau. Le soleil était soi-disant levé, et il faisait noir comme dans le cul d’un ork ! Évidement, la vue aurait été plus plaisante avec une Fausse-fenêtreTM en matériau photoélectrique. Il pourrait voir la plage, ou le Grand Canyon. Mais quand on exerce sans licence, dans les Désolations, on fait un trait sur le confort…

Encore une journée d’hiver qui s’annonce bien à Seattle. Le volcan a craché de la fumée toute la nuit, la météo a prévu une alerte rouge au brouillard toxique toute la journée. Pour une fois qu’il ne pleut pas !

Enfin, la nuit n’avait pas été si terrible : les frères Thimbu à recoudre, le remplacement annuel du steriplant de Cindy, trois gangers criblés de balles, et son dernier client. Il connecta les derniers contacts entre le cyberbras et l’interface cybernétiques de l’épaule. Les muscles en myomar répondirent correctement. L’opération était terminée. Et le client était parti.

Heureusement, ce n’est pas tous les jours que doc Aberdeen voyait passer des amputés, sinon il manquerait vite de cybermembres. Celui-là avait eu juste de quoi payer, même si les prix baissaient de plus en plus…